Une ode à l’amour, malgré les obstacles de la vie 

«Tu dois vivre dans le présent, te lancer au-devant de chaque vague, trouver ton éternité à chaque instant.»

Henry David Thoreau

Nous entendons souvent ce proverbe français  : « Après la pluie vient le beau temps. » Toutefois, lorsque nous sommes confrontés à des circonstances défavorables, nous perdons facilement espoir, nous oublions que les situations difficiles ne durent pas une éternité et que des jours meilleurs vont indubitablement y succéder…C’était aussi le cas pour Édith, une femme à la carrière brillante qui dirigeait de main de maître une société de conseil, mais qui était, sous ces apparences, aux prises avec de terribles douleurs chroniques et d’angoisse en permanence. Son histoire étant racontée dans le roman S’aimer, malgré tout de Nicole Bordeleau, celui-ci se veut une ode à l’amour malgré les obstacles de la vie…

BORDELEAU, Nicole. S’aimer, malgré tout. 2021. Éditions Édito. (p.419-429)

Osons lire dix pages avec Ambassadrice Chasta DOUCHARD 

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Dans les semaines qui suivirent, Édith se sentit si dépassée par les événements qu’il lui arrivait de pleurer n’importe quand, n’importe où, même dans le métro. Heureusement, Léopold et Richard l’aidèrent beaucoup, sur tous les plans, lors de l’internement de sa mère, de l’établissement du mandat de protection de la personne et du patrimoine de la malade, et du transfert de propriété immobilière. Marguerite, elle, cuisinait de bons petits plats que les deux amies partageaient chaque soir. Tous ces gestes furent pour Édith une grande source de réconfort. Peu à peu, elle reprit sa vie en main.

[…]

Édith eut beau refaire dix fois les mêmes calculs, elle n’en fut pas plus riche et elle dut se rendre à l’évidence : ses ressources financières ne lui permettraient plus de vivre dans cet appartement. La semaine suivante, un agent immobilier lui en proposa un prix très avantageux. Elle demanda quelque temps pour réfléchir. À la pensée de devoir quitter bientôt son chez-soi de toujours, elle avait le cœur en lambeaux, mais elle savait qu’il n’y avait pas d’autre solution.

Un soir, à dix-sept heures, le téléphone sonna. Édith s’attendait à entendre la voix claire de Marguerite, aussi fut-elle très étonnée d’avoir Marc Giroux au bout du fil. Après les politesses habituelles, il dit :

  • Mon vieil ami William m’a téléphoné pour me dire que vous acheviez votre baccalauréat en relations internationales et droit international, je me trompe ?
  • Non, vous ne vous trompez pas.
  • Avez-vous trouvé un endroit où faire votre stage ?
  • Euh, non, pas encore.
  • Que diriez-vous de vous joindre à nous ?
  • Moi ?… Je… Dans votre firme, moi ?…
  • Je vous propose de commencer le 19 juin.

Voilà qui était extraordinaire, inespéré ! Édith n’en revenait pas ! Après avoir raccroché, elle resta bouche bée un moment près du téléphone, toute chamboulée, puis elle se mit à sautiller de joie dans l’appartement. Lorsqu’elle redescendit de son nuage, Édith écrivit une lettre à son grand-père afin de le remercier de tout son cœur et lui dire qu’elle l’aimait. Par quel miracle avait-il pensé à faire une telle chose pour elle ? 

Une petite voix lui souffla la réponse à sa question : «J’aimerais vous montrer, quand vous êtes seul dans l’obscurité, l’étonnante lumière de votre être.» Cette lumineuse pensée du grand poète soufi Hafiz étaient l’une des préférées de son père.

[…]

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Le jour naissant

Les oiseaux chantent dans le jour naissant.

«Recommence», disent-ils,

Mais ne t’éternise pas sur le passé

Ni sur ce qui pourrait advenir…

Leonard Cohen

De son portable jaillirent les premières notes de La vie en rose. Édith sursauta, se redressa et cilla plusieurs fois. Elle saisit son téléphone et sur l’écran lumineux apparut la date : 12 avril 2012. Il lui fallut un moment pour se rappeler où elle était et ce qu’elle faisait là. Les carnets de son père étaient éparpillés sur la table. Après en avoir fait la lecture, elle s’était sûrement endormie sur sa chaise, et maintenant le matin était là.

Elle se sentait toute courbaturée, et lorsqu’elle se leva de sa chaise, ses os protestèrent. Elle s’étira en poussant un gémissement, puis elle se dit qu’une bonne douche chaude lui détendrait les muscles.

Un quart d’heure plus tard, elle sortit de la salle de bains en peignoir et alla dans la cuisine. Tout en séchant ses cheveux avec une serviette-éponge, elle actionna la cafetière électrique et regarda couler le café fumant dans le globe de pyrex. Elle n’était pas pressée. Chose rare, rien dans son corps ni dans son esprit ne trahissait la moindre angoisse.

«Tout est appelé à changer, ma petite Édith», disait son père. Il était temps pour elle d’accepter ce changement. Pour y parvenir, elle devait laisser filer les regrets, l’amertume, les ressentiments, la culpabilité. Tout cela appartenait au passé. Elle devait aussi chasser de son esprit les appréhensions, l’insécurité et les angoisses devant l’avenir. Elle qui attendait depuis tant d’années le «bon moment» pour changer, eh bien, ce jour était enfin venu !

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Après le petit-déjeuner, Édith s’habilla, puis elle ouvrit les fenêtres pour laisser entrer l’air frais, accompagné de la rumeur de la ville. De retour dans sa chambre, elle ouvrit la porte de sa garde-robe et décrocha des cintres les tailleurs et les chemisiers pour les enfouir dans de grands sacs. Elle y ajouta des chaussures à talons hauts. Dès qu’elle le pourrait, elle irait donner tous ces beaux vêtements à une association caritative.

Désormais, une vie nouvelle s’ouvrait devant elle, mais à une condition : elle devait prendre les bonnes décisions et faire les justes choix. «Lorsqu’on réalise qu’on n’est pas éternel, certaines décisions deviennent évidentes», disait son père. Cette pensée lui insuffla une force neuve, un espoir lumineux.

Édith observa son reflet dans le miroir en pied. Pour la première fois depuis des années, ses yeux brillaient. Elle était fière d’elle. Désormais, elle savait qu’elle possédait la grâce, le courage et la sagesse de changer les choses.

Je voudrais savourer pleinement chaque instant, car j’ai perdu un temps précieux. J’aimerais connaître le bonheur et la paix intérieure. Je crois que j’y ai droit ! Je crois que je peux y arriver, maintenant.

Mais il lui restait quelque chose à faire, une chose essentielle qu’elle repoussait depuis longtemps, sinon cette transformation ne serait que passagère et artificielle.

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Peu de temps avant, Léopold, profitant d’un moment où ils étaient seuls, lui avait dit qu’elle devait cesser de boire. Comme à son habitude, il ne lui avait pas fait la morale et s’était contenté d’ajouter que tout cela pouvait s’arrêter, ici et maintenant, si elle le voulait vraiment. Il ne s’était pas épanché davantage, mais il avait ajouté cette phrase qu’elle n’avait pu oublier : «C’est à toi, Édith Lebeau Davis, que reviennent l’honneur et le privilège de briser le cercle des dépendances des générations précédentes.» 

  • Pourquoi moi ?
  • Parce que tu as la force de le faire, Édith.

Cette preuve de confiance lui insuffla la détermination nécessaire. Elle se redressa, se dirigea vers le coin-bar, saisit les bouteilles de vodka et alla les vider dans l’évier. Au nom d’Albert et d’Elza, de Mathilde et de William, d’Andréa, d’Anna et de Louis, de Madeleine et de Charles, Édith se libérerait de toutes les chaînes du passé et choisirait la liberté intérieure.

Léopold la convainquit d’aller passer un examen hépatologique. Pour la soutenir dans ses efforts, Marguerite l’accompagna à l’hôpital Saint-Luc. Le scan révéla qu’il y avait des cicatrices à la surface du foie, mais le médecin spécialiste expliqua à Édith que cet organe possédait l’extraordinaire faculté de se réparer. Puisqu’elle était jeune et qu’elle n’avait aucune autre maladie, elle guérirait si elle se prenait en main et cessait de boire. Après l’avoir accablée d’épreuves, la vie lui donnait la chance de renaître de ses cendres.

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Cette prise de conscience lui fournit le courage de passer à l’étape suivante : suivre une thérapie et une cure de désintoxication.

Les premiers jours du sevrage alcoolique furent pénibles : la trémulation des mains, les sueurs profuses, l’agitation, la confusion et les cauchemars indiquaient que le processus avait commencé. En affrontant la douleur, Édith accueillait aussi ses souffrances intérieures. Elle avait enfin trouvé un remède à sa peine, un baume pour ses plaies : la compassion à l’égard d’elle-même. Édith avait été d’autant plus dure envers elle-même que la vie n’avait pas été tendre à son égard. Une voix intérieure, transmise de génération en génération, nourrissait sa honte depuis des années. Cette condition la maintenait dans un état de vigilance extrême, qui la rendait vulnérable au stress, la réduisait souvent en miettes. Or, elle avait cru qu’elle échapperait à ce tyran intérieur en accumulant les titres et les récompenses, mais elle avait fait fausse route. Il lui fallait maintenant se traiter avec bienveillance pour s’en affranchir, et, au lieu de se critiquer et de se blâmer, faire preuve de douceur et de compréhension. Et dès qu’elle recommencerait à se comparer aux autres, à se critiquer, à se juger, ou qu’un aspect d’elle-même lui déplairait, elle devrait se répéter silencieusement les phrases suivantes : C’est un moment d’inconfort intérieur, cela fait partie de la vie, mais puissé-je me montrer bienveillante envers moi-même en cet instant, puissé-je m’accorder la compassion, le réconfort et la douceur dont j’ai besoin.

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Lorsqu’Édith rentra chez elle après la cure, Franco vint cogner à sa porte. Elle l’accueillit avec un grand sourire. Ils discutèrent quelques secondes, puis il lui remit une grande enveloppe cartonnée. Un messager l’avait livrée pendant son absence. Le nom de l’expéditeur lui fit comme une décharge électrique : Giroux & Associés ! Édith remercia Franco sans rien laisser paraître de son trouble, mais dès qu’elle eut refermé la porte elle se précipita dans le salon où elle ouvrit l’enveloppe. Elle y trouva un paquet accompagné d’un mot manuscrit.

Bonjour Édith,

Il y a eu un dégât d’eau à l’entrepôt où étaient entassés de vieux meubles appartenant à Giroux & Associés. En déplaçant l’ancien bureau de ton père, un employé a trouvé dans un tiroir ce paquet qui t’était destiné. J’ai le pressentiment que c’est de la plus haute importance, même, et peut-être surtout, après tant d’années.

Bien à toi,

Thomas

En lisant ces mots, elle crut qu’elle allait défaillir. Puis son cœur bondit de joie lorsqu’elle reconnut sur l’enveloppe la fine écriture de son père. Ses doigts tremblaient en la décachetant. Elle y trouva un petit carnet noir semblable aux autres qu’elle possédait. Elle l’ouvrit…

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Ma petite Édith,

Nous sommes le samedi 14 avril 1990, en après-midi. Demain, c’est Pâques. J’ignore à quel moment de ta vie ce carnet tombera dans tes mains, si tant est qu’il se rende un jour jusqu’à toi. J’avais pensé t’écrire le jour de ta naissance, et ensuite lorsque tu sortais de l’enfance, mais maintenant, c’est le moment ou jamais. Je prie pour que ces mots te parviennent à l’heure où tu en auras le plus besoin et qu’ensuite ils restent une source de réconfort à laquelle tu reviendras de temps à autre.

Avant d’aller plus loin, mon enfant chérie, je dois te dire deux choses.

Premièrement, je ne pourrai pas ici répondre à toutes tes questions. J’en étais incapable quand tu étais enfant et que tu me bombardais de «Pourquoi, papa ?». Aujourd’hui, plus que jamais, les mots risquent de me faire défaut. Devant les grandes interrogations de l’existence, le mystère demeure, disait ma mère, et la vérité absolue n’existe pas. Voilà pourquoi tu devras avoir le courage de vivre avec certaines questions. Édith, laisse-les respirer en toi, et le moment venu tu trouveras les réponses dans ton cœur.

Deuxièmement, je prie le ciel de tout mon être que tu puisses un jour arriver à me pardonner. Car, hélas, au moment où j’écris ces mots, la dépression a repris ses droits. Pendant des années, je me suis battu pour la tenir en respect, mais depuis des mois elle est de retour, plus puissante que jamais. Quand je m’enfonce lentement dans les spirales infernales, je voudrais survivre en m’agrippant à toi. Je voudrais puiser à même ta force pour rester dans la vie. Mais je n’ai pas le droit de te faire subir cela. Toi, si belle, si vivante, si forte, tu finirais un jour, sans même t’en rendre compte, par m’en vouloir d’avoir ainsi alourdi ton existence.

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Je t’en supplie, ne laisse pas ma mort ruiner ta vie. C’est mon chemin et non le tien. J’ai bataillé avant de partir, je veux que tu le saches. Je me suis battu jusqu’à l’épuisement de mes forces. Ce qui arrivera demain te bouleversera pendant des années et au-delà de mes pires appréhensions. Et de ces épouvantables chambardements je serai le seul responsable. Je donnerais mon existence entière et la suivante pour t’éviter ce chagrin. Mais c’est la phrase qui vient qui compte le plus : ton arrivée dans ma vie, Édith, aura repoussé l’échéance de cette fatalité de presque quinze ans. Tu as eu ce pouvoir, le très grand pouvoir d’arrêter le temps.

Grâce à ce que je connais déjà de toi, je sais que tu possèdes une force que je n’ai pas. Toi, tu pourras, j’en suis convaincu, faire de ta vie quelque chose de grand, de fort et de lumineux. À ta manière. Toi, tu auras le courage qui m’aura manqué : celui de transformer les difficultés en apprentissage, les épreuves en expériences et la noirceur en lumière.

Ces derniers jours, ma pensée a été occupée par Madeleine. Depuis ta naissance, elle est aux prises avec cette terrible culpabilité d’être une mauvaise mère. Elle se sent souvent incompétente, impuissante, vaine. Mais je veux que tu saches à quel point ta mère t’aime, Édith. Elle t’aime à sa manière et de son mieux. Et, ta mère et moi, nous nous sommes aimés, malgré les apparences, malgré nos différences.

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C’est de cet amour qu’est né ce miracle, cette bénédiction, cette grâce tombée du ciel : toi !

«Tu dois vivre dans le présent, te lancer au- devant de chaque vague, trouver ton éternité à chaque instant.» Cette phrase de Thoreau, qui m’a guidé de l’adolescence à aujourd’hui, elle est tienne désormais. Te souviens-tu de cette nuit d’été, tu devais avoir huit ou neuf ans, où tu croyais que la lune nous suivait ? Je t’avais fait alors la promesse de veiller toujours sur toi. Je n’ai jamais oublié cette promesse. Sache que, même sans être près de toi physiquement, je continuerai de veiller sur toi. Il y aura entre toi et moi un lien invisible. Quand tu seras seule le soir ou que tu auras peur, je serai là pour te rappeler que ta force surpasse la mienne.

Pour finir, souviens-toi d’une chose : nous ne pouvons pas forcer l’amour à entrer dans notre vie, nous devons seulement laisser notre cœur ouvert. Et lorsque l’amour survient, nous ne devons pas lui tourner le dos. Lorsque l’amour se présentera devant toi, n’aie pas peur, Édith. Suis sa lumière. Moi, je n’ai pas toujours eu ce courage-là, mais, toi, tu l’auras !

Une vie, qu’elle soit courte ou longue, belle ou éprouvante, banale ou exceptionnelle, ne signifie rien sans l’amour. Et, le véritable amour, c’est de parvenir à s’aimer, malgré tout…

De tout cœur,

Ton papa qui t’aimera toujours

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Épilogue

En ce beau dimanche, d’une beauté que seul le mois d’août sait prodiguer, Édith était au bout de son tapis. Son souffle était fluide et profond, son corps, détendu, et son esprit, paisible. Elle venait de terminer une longue séance de yoga. Elle bascula sur le canapé en poussant un soupir de contentement. Par la fenêtre ouverte, on entendait les murmures du fleuve, les aboiements d’un chien, les jeux des enfants et le pépiement des oiseaux.

Elle mit ses lunettes de lecture, qu’elle devait utiliser depuis quelques mois, et saisit une pile de documents sur la table basse, les posa sur ses genoux pour les lire. Elle avait rêvé d’être journaliste pour le compte d’un grand quotidien, et c’était chose faite. Elle prit une inspiration profonde et ferma les yeux pour remercier la vie.

À cet instant, Tao, qui avait été de garde la veille à l’hôpital, revenait de courir ses dix kilomètres le long du fleuve. Après avoir retiré ses chaussures, il s’approcha pour lui murmurer à l’oreille : «Je t’aime.» Un immense sourire illumina son visage. À la profondeur de l’amour qu’elle ressentait, Édith éprouva un bonheur incommensurable.

Elle songea alors aux générations qui l’avaient précédée. À ceux et celles dont elle partageait le nom et le sang. À leurs peurs. À leurs espoirs. À leurs rêves échoués ou réalisés.

Rien de ce qu’elle vivait maintenant n’aurait été possible sans eux.

C’était là, leur ultime héritage : chacun à leur manière, ils avaient tracé la voie pour qu’elle, Édith Lebeau Davis, apprenne à s’aimer, malgré tout.

Chasta DOUCHARD 

Ambassadrice de PEPA Education Agency