Quand la réalité nous rattrape
« C’est quand on est à l’apogée du malheur que l’on apprécie le plus le bonheur.
-Mais, alors, ça veut dire qu’il faut rester malheureux ?
-Pas du tout ! Ça signifie que, quelle que soit la situation, le positif est là pour ceux qui savent le voir. Une fois qu’on le sait, tout a plus de saveur. »
Le parfum du bonheur est plus fort sous la pluie, tel est l’intitulé de la troisième parution de la romancière française, Virginie Grimaldi ; cette auteure, qui a su, entre rires et pleurs, émerveiller ses lecteurs tout au long de l’histoire de Pauline, jeune mère fraîchement affectée par une rupture avec son mari.
Le parfum du bonheur est plus fort sous la pluie est un roman qui puise sa force dans le fait de s’adresser ingénieusement à tout public. Chacun y retrouvera forcément un passage, une phrase ou un mot à caractère authentique reflétant au moins une bribe de sa propre vie.
Virginie, GRIMALDI. Le parfum du bonheur est plus fort sous la pluie. 2017. Éditions FAYARD. (p. 416)
Osons lire dix pages avec Ambassadrice Chasta DOUCHARD
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20 h 40
Il est en retard, comme toujours. Il l’était pour notre premier rendez-vous, il l’était pour notre mariage, il serait capable de l’être pour son enterrement.
- Désirez-vous boire quelque chose en attendant, madame ?
C’est la troisième fois que le serveur me tire de mon impatience. Je suis gênée de commencer sans Ben, mais encore plus d’être la personne qui bloque une table sans consommer. Je commande un jus d’orange.
- Quand mon mari sera là, nous prendrons une bouteille de Dom Pérignon.
Le serveur hoche la tête et repart vers le comptoir. J’oscille entre fierté et honte d’avoir dégainé la carte du champagne pour acheter sa patience.
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21 heures
Je n’aime pas le champagne. Je n’aime pas l’alcool, de manière générale, ni tout ce qui peut me faire perdre le contrôle. Mais, ce soir, je vais faire une exception. On ne fête pas ses dix ans de mariage tous les jours !
Je vérifie l’écran de mon téléphone pour la soixante-douzième fois. Le réseau est bon. Aucun message. Il ne devrait plus tarder maintenant. Une heure de retard, c’est sa moyenne basse.
L’année dernière, il est arrivé à 21 heures au lieu de 19 h 30. On a beau lui donner rendez-vous plus tôt que l’heure prévue, il se débrouille toujours pour ne pas faillir à sa réputation.
Moi, c’est le contraire, je suis souvent la première arrivée. J’anticipe systématiquement d’éventuels contretemps pour ne pas être prise au dépourvu. Savoir que je risque d’être attendue me fait frôler la crise d’angoisse.
On s’équilibre : entre mon avance et son retard, quand nous arrivons ensemble, nous sommes à l’heure.
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21 h 15
Nous venons ici tous les ans.
Pour la plupart des clients, c’est juste un bon restaurant avec une vue panoramique sur le bassin d’Arcachon. Pour Ben et moi, c’est « notre restaurant ».
Il y a onze ans, c’est ici qu’il m’a « presque » demandée en mariage, après avoir vidé son compte épargne pour m’offrir un plateau de fruits de mer et un solitaire en plaqué or et zirconium. Après quatre ans de vie commune, nous n’avions qu’une certitude : les rides et les souvenirs, c’est ensemble que nous les accumulerions.
Le serveur me dévisage bizarrement. Je m’apprête à lui demander si j’ai un tourteau sur la tête lorsque je comprends l’objet de son trouble : mon visage est barré d’un sourire niais, sans doute depuis près d’une heure. J’attends quelqu’un qui ne se montre pas et j’arbore un air illuminé : ce type doit me prendre pour Bernadette Soubirous.
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21 h 30
J’espère que Ben sera de meilleure humeur que ces derniers temps. Nous avons besoin de nous retrouver, juste tous les deux, hors des turbulences du quotidien.
Je compte les jours depuis des semaines. Notre anniversaire de mariage est immanquablement la meilleure soirée de l’année. On ne se lâche pas la main (la consommation des écrevisses en devient épique), on se remémore les mêmes souvenirs qui nous font chaque fois rire un peu plus, on s’offre des déclarations à faire pâlir Roméo, on s’émeut d’un regard, on dessine notre avenir du bout des doigts, et on repart avec la jauge d’amour chargée à bloc.
Pour nos dix ans, j’ai prévu des prolongations surprises. À l’étage, la chambre 211. Sous ma robe, mon ensemble en dentelle rouge, son préféré. Il va adorer. Il est probable que moi aussi.
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22 heures
J’ai terminé mon verre. Le deuxième aussi. J’ai appelé Ben, il n’a pas répondu. Je lui ai envoyé deux SMS pour lui demander ce qu’il faisait. S’il n’avait pas oublié. Il n’a pas répondu.
J’essaie de faire taire mon inquiétude. Il a toujours été imprudent au volant, sans doute un effet secondaire de ses retards. Moi, j’ai toujours été anxieuse. Sur ce point aussi, on s’équilibre.
Le serveur m’observe avec perplexité. Je répète :
- Il va arriver, ne vous inquiétez pas.
Je ne suis pas sûre que ce soit lui que je cherche à rassurer.
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22 h 30
Le restaurant va bientôt fermer, mais je ne perds pas espoir. Il ne peut pas ne pas venir. Je veux bien croire qu’il a autre chose en tête ces derniers temps, mais rien ne justifie son absence ce soir. Il a intérêt à avoir une bonne excuse et à me la livrer depuis un lit d’hôpital.
Il est forcément en chemin, il va passer la porte d’une minute à l’autre. Il ne me ferait pas ça. Il ne nous ferait pas ça. Me poser un lapin le soir de notre anniversaire de mariage serait un message trop irrévocable. Il va arriver. Il lui reste trente minutes.
Vingt.
Quinze.
Dix.
Huit minutes.
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22 h 52
La porte s’ouvre, le serveur me lance un sourire. Je le savais.
Ce pantalon gris. Cette chemise blanche. Ces chaussures noires. Je reconnais immédiatement la silhouette qui s’avance vers moi. Ce n’est pas Ben.
- J’étais sûr que je te trouverais là. Viens, on rentre.
Je secoue la tête. Il reste huit minutes, il peut encore me rejoindre.
- Allez viens, Pauline, Maman s’inquiète.
- Attends, Papa, il va arriver. J’en suis sûre.
Mon père tire une chaise et s’assoit face à moi. Il pose sa main sur mon épaule et la serre, comme pour me ramener dans le monde réel.
- Tu sais qu’il ne viendra pas, ma chérie. Tu te fais du mal à espérer… Ça fait trois mois qu’il t’a quittée. Allez, viens, on rentre à la maison.
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Un mois plus tard
Le plus dur, c’est au réveil. Ces quelques secondes, plus ou moins nombreuses, plus ou moins étirées, durant lesquelles mon cerveau n’a pas encore fait la mise au point sur ma vie. Et puis, je me fracasse contre la réalité.
Les matins qui arrivent au terme de nuits peuplées de rêves dans lesquels il est encore là sont les plus difficiles. J’ouvre les yeux et, en lieu et place des rideaux blancs, des photos de Corse et de son torse à quelques centimètres du mien, je fais face à un mur rose, une affiche du film Titanic, et mon corps seul dans un lit une place. Je ne sais pas ce qui est le plus douloureux : avoir perdu mon mari, assister à l’explosion de notre famille ou retrouver ma chambre d’ado à trente-cinq ans.
On dit que le temps adoucit le chagrin, pour moi c’est le contraire. J’ai mis du temps à aller mal. Au début, je n’avais aucun doute : Ben allait revenir. C’était une terrible erreur, il ne pensait pas réellement ce qu’il disait, il allait s’en rendre compte et on en rigolerait tous les deux. Lui plus que moi.
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Puis est venue la colère. Ah, tu veux jouer à ça ? Tu crois que j’ai besoin de toi ? Regarde, mon gars, regarde comme je vais bien, regarde comme je continue de vivre comme si rien n’avait changé. J’étais tellement convaincante que j’y ai cru moi-même. Vivre sans lui était d’une facilité déconcertante, ceux qui ne se remettaient pas d’un chagrin d’amour étaient bien fragiles. Ce n’était pas un homme qui allait mettre un terme à mon bonheur.
La solidité a commencé à s’effriter par petites touches. Une envie de rester au lit par-ci, un agacement inopiné par-là, des larmes sans raison, des attaques de panique… Peu à peu, mon corps s’est rempli de vide. La joie a déserté, l’envie s’est fait la malle, l’espoir a fui. Je vis parce qu’il le faut, j’existe par automatisme. Je suis éteinte à l’intérieur d’une enveloppe qui fait semblant.
Les gens me félicitent de ne pas avoir sombré, de rester à la surface malgré la tempête. Ils me trouvent courageuse. Je suis tout le contraire. Si je me débats, c’est que j’ai peur. Parce que je sais que si j’arrête d’avancer, je vais couler tout au fond.
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Il reste un moment, un seul dans ces longues journées, capable de me gorger de bonheur.
Sept heures et demie précises. Mon père dort encore, ma mère est sous la douche, j’ouvre doucement la porte de ce qui était la chambre de ma sœur. La pièce est plongée dans le noir, je me repère aux doux ronflements qui s’élèvent du lit. À tâtons, je pars à la recherche du petit corps chaud caché sous la couette. Je caresse sa joue, ses cheveux, j’entends sa respiration s’accélérer, ses gémissements ensommeillés, puis sa toute petite voix vient percuter mon cœur : « Bonzour Maman ! »
Ses bras s’enroulent autour de mon cou et ses lèvres font éclater un baiser sonore et mouillé sur ma joue. J’enfouis mon nez dans son cou qui sent encore le bébé et j’inspire longuement. Le plein de carburant est fait. Je peux affronter la journée.
Chasta DOUCHARD | Ambassadrice d PEPA Education Agency