Les retrouvailles : Une étincelle d’espoir même quand tout s’effondre

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Il la serrait contre lui. Les yeux fermés, elle appuyait son visage contre sa poitrine et, d’une voix plus faible qu’un souffle, elle murmurait : 

  • Pitite mouin, ay pitite mouin

Entre ses paupières fanées, les pleurs coulaient. Elle s’abandonnait de toute sa lassitude d’interminables années d’attente, sans force pour la joie comme pour l’amertume. 

De surprise, Bienaimé avait laissé tomber sa pipe. Il la ramassa et l’essuya soigneusement contre sa vareuse.

  • Baille-moi la main, garçon, dit-il. Tu es resté longtemps en chemin ; ta maman a beaucoup prié pour toi. 

Il contempla son fils, le regard brouillé de larmes et ajouta sur un ton bourru : 

   — Quand même, tu aurais pu prévenir que tu arrivais, envoyer un voisin au devant de toi avec la commission. La vieille a manqué mourir de saisissement. En vérité, tu es sans ménagement, mon fi. 

Il soupesa le sac. 

  • Tu es plus chargé qu’une bourrique. 

Il essaya d’en débarrasser Manuel, ploya sous le faix et le sac faillit lui échapper. Manuel le retint par la courroie : 

  • Laissez, papa, ce sac est lourd. 
  • Lourd ? protesta Bienaimé, confus. À ton âge, j’en portais d’autres et de bien plus conséquents. La jeunesse est gâtée aujourd’hui, elle est sans courage. Elle ne vaut rien, la jeunesse, c’est moi qui le dis. 

Il chercha dans sa poche de quoi bourrer sa pipe. 

  • Est-ce que tu as du tabac ? Dans ce pays d’où tu sors, on dit que le tabac est aussi courant que les halliers dans nos mornes. La malédiction, quand même, sur ces Espagnols. Ils nous prennent nos enfants pendant des années et quand ils reviennent, ils sont sans considération pour leurs vieux parents. Pourquoi ris-tu ? Voilà qu’il rit, à l’heure qu’il est, cet effronté ? 

Indigné, il prenait Délira à témoin. 

  • Mais papa…, fit Manuel, retenant son sourire. 
  • Il n’y a pas de mais papa ; je t’ai demandé si tu avais du tabac ; tu aurais pu me répondre, non ? 
  • Ce que tu ne m’as pas baillé le temps, papa. 
  • Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Que je parle tout le temps, pas vrai, que les paroles me sortent de la bouche, comme l’eau à travers une passoire ? Tu veux dérespecter ton propre papa ? 

Délira, d’un signe, essaya de le calmer, mais le vieux jouait au furieux, y prenant son plaisir : 

  • Et puis, le goût m’a passé de fumer : tu m’as trop contrarié, et le jour de ton arrivée encore. 

Mais comme Manuel lui tendait un cigare, il le prit, le huma avec vénération, fit une fausse grimace dégoûtée. 

  • Je me demande s’il est bon. Moi, j’aime les cigares bien forts, moi-même. 

Il se dirigea, à la recherche d’un tison, vers l’appentis couvert de feuilles sèches de palmiers qui servait de cuisine. 

  • Ne fais pas attention, fit Délira, touchant le visage de son fils d’un geste d’adoration timide. Il est comme ça ; c’est l’âge. Mais il a bon cœur, oui.

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Bienaimé revint. Il avait maintenant la figure au beau temps. 

  • Merci, mon fi, pour un cigare, c’est un cigare tout de bon. Hé, Délira, qu’est-ce que tu as à te coller à ce garçon comme une liane grimpante ? 

Il aspira une profonde bouffée, contempla le cigare avec admiration, cracha un long jet sifflant de salive : 

  • Oui, foutre. C’est un cigare vrai ; il mérite son nom. Allons prendre, mon fi, un petit quèque chose contre l’émotion. 

Manuel retrouva la case fidèle à sa mémoire : l’étroite galerie à balustrades, le sol battu, pavé de galets, les murs vétustés où transparaît le clissage. 

Il a maintenant son regard du temps longtemps, un regard d’où s’est évanouie la vague amère des champs de canne et la tâche à mesurer chaque jour pour la fatigue sans fin du corps accablé. 

Il s’assied ; il est chez lui, avec les siens, ramené à son destin : cette terre rebelle et sa barranque altérée, ses champs dévastés et, sur sa colline, la crinière revêche des plantes dressées contre le ciel intolérable comme un cheval cabré. 

Il touche le vieux buffet de chêne : bonjour, bonjour et je suis retourné ; il sourit à sa mère qui essuie les verres ; son père est assis, les mains sur les genoux et le regarde : il en oublie de tirer sur son cigare.

  • La vie, c’est la vie, dit-il enfin, sentencieusement. 
  • Oui, c’est bien vrai, songe Manuel. La vie, c’est la vie : tu as beau prendre des chemins de traverse, faire un long détour, la vie c’est un retour continuel. Les morts, dit-on, s’en reviennent en Guinée et même la mort n’est qu’un autre nom pour la vie. Le fruit pourrit dans la terre et nourrit l’espoir de l’arbre nouveau. 

Quand, sous le matraquage des gardes ruraux, il sentait ses os craquer, une voix inflexible lui soufflait : tu es vivant, tu es vivant, mords ta langue et tes cris car tu es un homme pour de vrai, avec ce qu’il faut là où il en faut. Si tu tombes, tu seras semé pour une récolte invincible. 

« Haitiano maldito, negro de mierda » hurlaient les gardes. Les coups ne faisaient même plus mal. À travers un brouillard parcouru de chocs fulgurants, Manuel entendait, comme une source de sang, la rumeur inépuisable de la vie. 

  • Manuel ? 

Sa mère lui servait à boire. 

  • Tu as l’air distrait comme un homme qui voit des loups-garous en plein jour, fit Bienaimé. 

Manuel avala son verre d’un trait. 

L’alcool parfumé de cannelle lui lécha le creux de l’estomac d’une langue brûlante et son ardeur se précipita dans ses veines. 

  • Merci, maman. C’est un bon clairin et bien réchauffant. Bienaimé but à son tour après avoir versé quelques gouttes sur le sol. 
  • Tu as oublié l’usage, gronda-t-il. Tu es sans égard pour les morts ; 

Eux aussi ont soif. 

Manuel rit : 

  • Oh, ils n’ont pas à craindre un refroidissement. Moi, j’avais sué et ma gorge était sèche à cracher de la poussière.

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  • Ce n’est pas l’insolence qui te manque, et l’insolence c’est l’esprit des nègres sots. 

Bienaimé recommençait à se fâcher, mais Manuel se leva et lui mit la main sur l’épaule : 

  • On dirait que tu n’es pas content de me revoir ? 
  • Moi, qui est-ce qui dit ça ? 

D’émotion, le vieux bégayait. 

  • Non, Bienaimé, fit Délira l’apaisant, personne n’a dit ça. Non, cher papa, tu as ton contentement et ta satisfaction. Voici notre garçon. 

Le bon Dieu nous a donné la bénédiction et la consolation. O merci, Jésus, Marie la Vierge, merci mes saints, je vous dis merci trois fois. 

Elle pleurait ; ses épaules remuaient faiblement. Bienaimé s’éclaircit la voix : 

  • Je vais prévenir le voisinage. 

Manuel entoura sa mère de ses longs bras musclés : 

  • Assez de chagrin, t’en prie maman. Depuis ce jour d’aujourd’hui, je suis icitte pour le restant de ma vie. Toutes ces années passées, j’étais comme une souche arrachée, dans le courant de la grand’rivière ; j’ai dérivé dans les pays étrangers ; j’ai vu la misère face à face ; je me suis débattu avec l’existence jusqu’à retrouver le chemin de ma terre et c’est pour toujours : 

Délira essuya ses yeux : 

  • Hier au soir, j’étais assise là où tu me vois : le soleil était couché, la nuit noire était là, déjà ; il y avait un oiseau dans le bois qui criait sans arrêt ; j’avais peur d’un malheur et je songeais : est-ce que je vais mourir sans revoir Manuel ? C’est que je suis vieille, pitite mouin ; j’ai des douleurs, le corps n’est plus bon et la tête n’est pas meilleure. Et puis la vie est si difficile — l’autre jour je disais à Bienaimé, je lui disais : Bienaimé, comment allons-nous faire ? La sécheresse nous a envahi ; tout dépérit : les bêtes, les plantes, les chrétiens vivants. Le vent ne pousse pas les nuages, c’est un vent maudit qui traîne l’aile à ras terre comme les hirondelles et qui remue une fumée de poussière : 

Regarde ses tourbillons sur la savane. Du levant au couchant, il n’y a pas un seul grain de pluie dans tout le ciel : alors, est-ce que le bon Dieu nous a abandonnés ?

Le bon Dieu n’a rien à voir là-dedans. 

  • Ne déparle pas, mon fi. Ne mets pas de sacrilèges dans ta bouche. 

La vieille Délira, effrayée, se signa. 

  • Je ne déparle pas, maman. Il y a les affaires du ciel et il y a les affaires de la terre, ça fait deux et ce n’est pas la même chose. Le ciel, c’est le pâturage des anges ; ils sont bienheureux ; ils n’ont pas à prendre soin du manger et du boire. Et sûrement qu’il y a des anges nègres pour faire le gros travail de la lessive des nuages ou balayer la pluie et mettre la propreté du soleil après l’orage, pendant que les anges blancs chantent comme des rossignols toute la sainte journée ou bien soufflent dans de petites trompettes comme c’est marqué dans les images qu’on voit dans les églises. 
  • Mais la terre, c’est une bataille jour pour jour, une bataille sans repos : défricher, planter, sarcler, arroser, jusqu’à la récolte, et alors tu vois ton champ mûr couché devant toi le matin, sous la rosée, et tu dis : moi untel, gouverneur de la rosée et, l’orgueil entre dans ton cœur. Mais la terre est comme une bonne femme, à force de la maltraiter, elle se révolte : j’ai vu que vous avez déboisé les mornes. La terre est toute nue et sans protection. Ce sont les racines qui font amitié avec la terre et la retiennent : ce sont les manguiers, les bois de chênes, les acajous qui lui donnent les eaux des pluies pour sa grande soif et leur ombrage contre la chaleur de midi. C’est comme ça et pas autrement, sinon la pluie écorche la terre et le soleil l’échaude : il ne reste plus que les roches. 
  • Je dis vrai : c’est pas Dieu qui abandonne le nègre, c’est le nègre qui abandonne la terre et il reçoit sa punition : la sécheresse, la misère et la désolation.

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  • Je ne veux plus t’entendre, fit Délira secouant la tête. Tes paroles ressemblent à la vérité et la vérité est peut-être un péché. 

Le voisinage arrivait, c’était les habitants : Fleurimond Fleury, Dieuveille Riche, Saint-Julien Louis, Laurélien Laurore, Joachim Eliacin Lhérisson Célhomme, Dorélien Jean-Jacques, le Simidor Antoine et les commères Destine, Clairemise et Merillia. 

  • Cousin, dit l’un, tu es resté longtemps dehors. 
  • Frère, fait l’autre, nous sommes contents de te voir.

Et un troisième l’appelle : beau-frère, et tous lui prennent la main dans leurs grandes mains rugueuses de travailleurs de la terre. Destine le salue d’une révérence. 

  • C’est pas pour te faire un reproche, mais Délira se rongeait les sangs, la malheureuse. 

Et Clairemise l’embrasse : Nous sommes la famille : Délira c’est ma tantine. L’autre jour, je lui racontais un songe. Je voyais un homme noir, un homme de grand âge. Il était campé sur la grand-route, là où elle croise le chemin des lataniers et il me dit : Va trouver Délira. Le reste, je ne l’ai pas entendu, les coqs chantaient, je me suis réveillée. C’était peut-être Papa Legba. 

Ou bien, c’était moi, dit le Simidor. Je suis vieux et noir, mais les femmes m’aiment toujours. Elles savent qu’avec les vieux bâtons on fait meilleure route. Elles me voient même en rêve. 

Assez là, fit Clairemise. Tu as un pied dans la tombe et tu vis encore dans le désordre. 

Le Simidor rit largement. Il était tout cassé maintenant et branlant comme un arbre pourri à la racine, mais il affilait sa langue à longueur de journées sur la meule des réputations et te contait un tas d’histoires et de racontars, sans ménager la salive. 

Il regarda Manuel avec une étincelle de malice au coin de l’œil et découvrant ses quelques dents dessouchées : 

— Sauf vot’ respect, le proverbe dit : Pissé quigaillé, pas cumin mais le tonnerre me fende en deux, si tu n’es pas un nègre bien planté. 

  • Il est toujours là à dire des bêtises en société, le rabroua Destine. Et le voilà qui sermente encore. Mal élevé que vous êtes ! 
  • Oui, fit Bienaimé avec fierté, c’est un nègre de grande taille. Je reconnais ma race ; l’âge m’a rabougri, mais dans le temps de ma jeunesse, je le dépassais d’une tête.

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  • Délira, interrompit Merillia, Délira chère, je vais te faire un thé contre le saisissement. Tu as eu ton compte d’émotion aujourd’hui. 

Mais Délira contemplait Manuel, son front dur et poli comme une pierre noire, sa bouche au pli têtu qui contrastait avec l’expression voilée et comme lointaine de ses yeux. Une joie un peu douloureuse remuait dans son cœur ainsi qu’un enfant nouveau. 

  • Bon, commença Laurélien Laurore – c’était un habitant trapu, lent de mouvements et de langage : quand il parlait, il fermait les poings comme pour retenir le fils des mots -, bon ; on dit comme ça que dans ce pays de Cuba, ils parlent une autre langue que nous autres, comme qui dirait un jargon. On dit encore qu’ils causent si tellement vite, que tu peux ouvrir tout large le pavillon de ton oreille, tu ne comprends rien à rien, à croire qu’ils auraient monté chaque parole sur les quatre roues d’un cabrouet à toute course. Est-ce que tu la parles, cette langue-là ? 
  • Pour sûr, répondit Manuel. 
  • Et moi aussi, cria le Simidor. Il venait d’avaler coup sur coup deux verres de clairin. J’ai traversé plusieurs fois la frontière : ces Dominicains-là, ce sont des gens comme nous-mêmes, sauf qu’ils ont une couleur plus rouge que les nègres d’Haïti, et leurs femmes sont des mulâtres à grande crinière. J’ai connu une de ces bougresses, elle était bien grasse, pour dire la vérité. Antonio, qu’elle m’appelait, voilà comment elle m’appelait. Eh bien, question de comparaison avec les femmes d’icitte, rien ne lui manquait. Elle avait de tout et de bonne qualité. Je pourrais faire un serment, mais Destine me criera après. Destine chérie, ce n’est pas la langue qui compte, non, c’est le reste, tu peux me croire. 

 Il étouffa un petit toussotement hilare. 

— Je ne suis pas ta chérie. Et tu es un vagabond, un homme sans aveu. 

Destine était hors d’elle-même, mais tous se mirent à rire : Cet Antoine, quand même…

La bouteille de clairin circule à la ronde. Manuel boit, mais il observe les habitants, déchiffrant dans les rides de leurs visages l’écriture impeccable de la misère. Ils se tiennent autour de lui ; ils sont pieds nus et dans les déchirures de leurs hardes rapiécées, on voit la peau sèche et terreuse. Tous portent la machette à leur côté, par habitude sans doute, car quel travail s’offre maintenant à leurs bras désœuvrés ? Un peu de bois à couper pour réparer les entourages des jardins, quelques bayahondes à abattre pour le charbon que leurs femmes iront colporter à dos de bourrique jusqu’à la ville. C’est avec quoi ils devaient prolonger leur existence affamée, en ajoutant la vente de la volaille et, par ci par là, d’une génisse maigre cédée à bas prix au marché de Pont-Beudet.

[…]

Chasta DOUCHARD

Ambassadrice de PEPA Education Agency