Les retrouvailles : Une étincelle d’espoir même quand tout s’effondre

« Je sais, Anna, mais écoute-moi bien : ce sera un gros travail de conduire l’eau jusqu’à Fonds-Rouge, il faudra le concours de tout le monde et s’il n’y a pas de réconciliation ce ne sera pas possible. »

Manuel, dans Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain

Pour ce nouveau numéro, un grand classique haïtien est à l’honneur. Aussi populaire qu’il puisse être, Gouverneurs de la rosée demeure l’un des plus vibrants romans haïtiens qui soient. En effet, ce joyau de l’auteur haïtien du nom de Jacques Roumain est porteur de divers messages influents tels que : la solidarité, l’importance du reboisement, de l’entraide, de la persévérance  du courage ainsi que de la réconciliation. Gouverneurs de la rosée restera un appel à la conscience au jour le jour nous suscitant à nous affirmer en tant qu’acteurs de la sauvegarde de nos patrimoines nationaux. À noter que c’est un livre à caractère universel, ce qui implique que quelle sue soit notre origine, le message transmis sera toujours adressé à nous et ceci, indistinctement. 

ROUMAIN, Jacques. Gouverneurs de la rosée. 1944. C3 Éditions. (p. 16-40)

Osons lire dix pages avec Ambassadrice Chasta DOUCHARD 

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Il dit au chauffeur du camion : Arrêtez. 

Le chauffeur le regarda, étonné, mais ralentit. Pas une case en vue : on était en plein mitan de la grand-route. Il n’y avait qu’une plaine de bayahondes, de gommiers et de halliers parsemés de cactus. La ligne des montagnes courait à l’est, pas très haute, et d’un gris violacé qui dans le lointain déteignait et se confondait avec le ciel. 

Le chauffeur mit les freins. L’étranger descendit, tira à lui un sac qu’il jeta sur son épaule. Il était grand, noir, vêtu d’une veste haut boutonnée et d’un pantalon de rude étoffe bleue pris dans des guêtres de cuir. Une longue machette engainée pendait à son côté. Il toucha le large bord de son chapeau de paille et le camion démarra. 

Du regard, l’homme donna encore une fois le bonjour à ce paysage retrouvé : bien sûr qu’il avait reconnu sous le massif de genévriers le sentier à peine visible entre cet amas de roches d’où fusait la tige des agaves empanachée d’une grappe de fleurs jaunes. 

Il respira la senteur des genévriers exaltée par la chaleur ; son souvenir de l’endroit était fait de cette odeur poivrée. 

Le sac était lourd, mais il n’en sentait pas le poids. Il assura la courroie qui le retenait à son épaule et s’engagea à travers bois. 

Si l’on est d’un pays, si l’on y est né, comme qui dirait : natif-natal, eh bien, on l’a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes, et ses femmes : c’est une présence, dans le cœur, ineffaçable, comme une fille qu’on aime : on connaît la source de son regard, le fruit de sa bouche, les collines de ses seins, ses mains qui se défendent et se rendent, ses genoux sans mystère, sa force et sa faiblesse, sa voix et son silence. 

— Ho ! fit-il. (Un chat sauvage traversa le sentier d’un bond, crocheta brusquement et disparut dans un bruit de feuillage bouleversé.) Non, il n’avait rien oublié et maintenant une autre odeur familière venait à sa rencontre : le relent de fumée refroidie du charbon de bois, quand, de la meule, il ne reste dans la clairière, qu’un amas de terre dispersé en rond. 

Une barranque étroite et peu profonde s’ouvrait devant lui. Elle était à sec, et des touffes d’herbes, toutes sortes de piquants, envahissaient son lit. 

L’homme leva la tête vers ce morceau de ciel embué de vapeur chaude, tira un foulard rouge, s’épongea le visage et sembla réfléchir. 

Il descendit le sentier, écarta quelques galets, gratta le sable brûlant. 

Des racines mortes s’effritèrent entre ses doigts lorsque, sur les bords du ravin, il consulta la terre grenue, sans consistance et qui coulait comme de la poudre. 

  • Carajo, fit-il.

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Il remonta lentement l’autre versant, le visage inquiet, mais pas pour longtemps. Il avait trop de contentement aujourd’hui. L’eau, ça change parfois de cours, comme un chien de maître. Qui sait où elle coulait à l’heure qu’il est, la vagabonde. 

Il prit le chemin d’une butte couronnée de lataniers. Leurs éventails froissés pendaient inertes ; il n’y avait pas un souffle pour les ouvrir, les délivrer, dans un jeu échevelé de lumière luisante. Pour l’étranger, cela faisait un détour mais il voulait, de là-haut, embrasser le pays, la plaine étalée, et dans les éclaircies des arbres, les toits de chaume, les taches irrégulières des champs et des jardins.

Sa face se durcit, plaquée de sueur. Ce qu’il voyait, c’était une étendue torréfiée, d’une sale couleur rouillée, nulle part, la fraîcheur verte qu’il espérait, et ça et là, la moisissure éparse des cases. 

Il contempla, surplombant le village, le morne décharné, ravagé de larges coulées blanchâtres, là où l’érosion avait mis ses flancs à nu jusqu’aux roches. Il essayait de se rappeler les chênes élevés et la vie agitée, dans leurs branches, de ramiers friands de baies noires, les acajous baignés d’une obscure lumière, les pois-congo dont les cosses sèches bruissaient au vent, les tertres allongés des jardins de patates : 

Tout ça, le soleil l’avait léché, effacé d’un coup de langue de feu. 

Il se sentit abattu et comme trahi. Le soleil pesait à son épaule ainsi qu’un fardeau. Il descendit la pente, rejoignit le sentier élargi. 

Il entrait dans une savane où errait entre des buissons épineux et à la recherche d’une herbe rare, un bétail amaigri. Sur les hauts cactus perchaient des volées de corbeaux qui, à son approche, s’enfuyaient dans un noir remous, avec des croassements interminables. 

C’est là qu’il la rencontra. Elle avait une robe bleue rétrécie à la taille par un foulard. 

Les ailes nouées d’un mouchoir blanc qui lui serrait les cheveux, couvraient sa nuque. Portant sur la tête un panier d’osier, elle marchait vite, ses hanches robustes se mouvant dans la mesure de sa longue foulée. 

Au bruit de ses pas, elle se retourna, sans s’arrêter, laissant voir son visage de profil et elle répondit à son salut par un « Bonjour M’sieur » timide et un peu inquiet. 

Il lui demanda, comme s’il l’avait vue d’hier, — car il avait perdu les usages — , comment elle allait. 

  • À la grâce de Dieu, oui, fit-elle. 

Il lui dit : 

  • Je suis des gens d’ici : de Fonds-Rouge. Il y a longtemps que j’ai quitté le pays ; attends : à Pâques, ça fera quinze ans. J’étais à Cuba. 
  • Comme ça…, fit-elle faiblement. 

Elle n’était pas rassurée par la présence de cet étranger.

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Quand je suis parti, il n’y avait pas cette sécheresse-là. L’eau courait dans la ravine, pas en quantité pour dire vrai, mais toujours de quoi pour le besoin, et même parfois, si la pluie tombait dans les mornes, assez pour un petit débordement. 

Il regarda autour de lui. 

  • Parece une véritable malédiction, à l’heure qu’il est. 

Elle ne répondit rien. Elle avait ralenti pour le laisser passer, mais il lui laissa le sentier et marchait à ses côtés. 

Elle coula vers lui, de biais, un coup d’œil furtif. 

C’est trop de hardiesse, pensait-elle ; mais elle n’osait rien dire. 

Comme il allait sans prendre garde à ses pas, il buta contre une grosse roche qui affleurait et se rattrapa en quelques petits bonds assez ridicules. 

  • Ago ! dit-elle, éclatant de rire. 

Il vit alors qu’elle avait de belles dents blanches, des yeux bien francs et la peau noire très fine. C’était une grande et forte négresse, et il lui sourit. 

— Est-ce que aujourd’hui, c’est jour de marché ? demanda-t-il. 

— Oui, à La Croix-des-Bouquets. 

— C’est un grand marché. De mon temps, les habitants sortaient de tout partout pour aller le vendredi dans ce bourg-là. 

  • Tu parles du temps longtemps, comme si tu étais déjà un homme d’âge. 

Elle s’effraya aussitôt de son audace. 

Il dit, plissant les paupières, comme s’il voyait se dérouler devant lui un long chemin : 

  • Ce n’est pas si tellement le temps qui fait l’âge, c’est les tribulations de l’existence : quinze ans que j’ai passés à Cuba, quinze ans à tomber la canne, tous les jours, oui, tous les jours, du lever du soleil à la brune du soir.

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Au commencement, on a les os du dos tordus comme un torchon. 

Mais il y a quelque chose qui te fait aguantar, qui te permet de supporter. Tu sais ce que c’est, dis-moi ; tu sais ce que c’est ? 

Il parlait les poings fermés : 

  • La rage. La rage te fait serrer les mâchoires et boucler ta ceinture plus près de la peau de ton ventre quand tu as faim. La rage, c’est une grande force. Lorsque nous avons fait la buelga : chaque homme s’est aligné, chargé comme un fusil jusqu’à la gueule avec sa rage. La rage, c’était son droit et sa justice. On ne peut rien contre ça. 

Elle comprenait mal ce qu’il disait, mais elle était toute attentive à cette voix sombre qui scandait les phrases y mêlant de temps à autre l’éclat d’un mot étranger. 

Elle soupira : 

  • Jésus Marie la sainte Vierge, pour nous autres malheureux la vie est un passage sans miséricorde dans la misère. Oui, frère, c’est comme ça : il n’y a pas de consolation. 
  • En vérité, il y a une consolation, je vais te dire : c’est la terre, ton morceau de terre fait pour le courage de tes bras, avec tes arbres fruitiers à l’entour, tes bêtes dans le pâturage, toutes tes nécessités à portée de la main et ta liberté qui n’a pas une autre limite que la saison bonne ou mauvaise, la pluie ou la sécheresse. 
  • Tu dis vrai, fit-elle, mais la terre ne donne plus rien et quand par chance tu lui as arraché quelques patates, quelques grains de petit-mil, les denrées ne font pas de prix au marché. Alors la vie est une pénitence, voilà ce qu’elle est la vie, au jour d’aujourd’hui. 

Ils longeaient maintenant les premières clôtures de chandeliers. 

Dans l’espace dégagé des bayahondes, étaient tapies les cases misérables. 

Leur chaume fripé couvrait un mince clissage plâtré de boue et de chaux craquelée. Devant l’une d’elles, une femme broyait des grains au mortier, à l’aide d’un long pilon de bois. Elle s’arrêta, le geste suspendu, pour les regarder passer. 

  • Commère Saintélia, bonjour, oui, cria-t-elle de la route. 
  • Hé, boujour, belle sœur Annaïse, comment va tout ton monde, ma belle négresse ? 
  • Tout le monde est bien, ma commère. Et toi-même ? 
  • Pas plus mal, non, sauf mon homme qui est couché avec la fièvre. 

Mais ça va passer. 

  • Oui, ça va passer, chère, avec l’aide du Bondieu. Ils marchèrent un moment. 
  • Alors, dit-il, ton nom c’est Annaïse. 
  • Oui, Annaïse c’est mon nom 
  • Moi-même, on m’appelle Manuel. 

Ils croisaient d’autres habitants avec qui elle échangeait de longues salutations, et parfois elle s’arrêtait pour prendre et donner des nouvelles, car c’est en pays d’Haïti coutume de bon voisinage.

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Enfin, elle arriva devant une barrière. On voyait la case au fond de la cour dans l’ombrage des campêchers. 

  • C’est icitte que je reste. 
  • Moi-même, je ne vais pas loin non plus. Je te dis merci pour la connaissance. Est-ce que nous nous reverrons encore ? 

Elle détourna la tête en souriant. 

  • Parce que j’habite comme qui dirait porte pour porte avec toi. 
  • En vérité ! Et de quel côté ? 
  • Là-bas dans le tournant du chemin. Pour certain que tu connais Bienaimé et Délira : je suis leur garçon. 

Elle arracha presque sa main de la sienne, le visage bouleversé par une sorte de colère douloureuse. 

  • Hé, que pasa ? s’écria-t-il.

Mais déjà elle traversait la barrière et s’en allait rapidement sans se retourner. 

Il resta quelques secondes cloué sur place. « Une fille drôle, compère, se dit-il, secouant la tête ; un moment elle te sourit d’amitié et puis dans le temps d’un battement d’yeux, elle te quitte sans même un au revoir. Ce qui se passe dans l’esprit des femmes, le diable lui-même ne le sait pas. » Pour se donner contenance, il alluma une cigarette et en aspira profondément l’acre fumée qui lui rappelait Cuba, l’immensité, étendue d’un horizon à l’autre, des champs de canne, le batey de la Centrale sucrière, la baraque empuantie où le soir venu il couchait pêle-mêle, après une journée épuisante, avec ses camarades d’infortune. 

Dès qu’il entra dans la cour, un petit chien hirsute bondit vers lui en aboyant avec rage. Manuel fit mine de se baisser, de ramasser et de lui lancer une pierre. Le chien s’enfuit, la croupe basse et gémissant éperdument. 

  • Paix, paix-là, dit la vieille Délira en sortant de la case. 

Elle abritait ses yeux de sa main pour mieux voir arriver l’étranger. 

Il marchait vers elle, et, à mesure qu’il avançait, une lumière éblouie se levait dans son âme. 

Elle eut un élan vers lui, mais ses bras retombèrent le long de son corps, et elle chancela, la tête renversée.