La parole, une force redoutable à ne jamais sous-estimer

« On ne fréquente jamais assez les dictionnaires. On y découvre pourtant des trésors insoupçonnés. Parmi mes découvertes récentes : coruscant, dicastère ou évergète, dont je ne vous donne pas ici la définition, précisément pour vous encourager à faire le premier pas vers votre propre dictionnaire ! »

-Bertrand Périer-

Aujourd’hui, pour communiquer, on s’envoie le plus souvent des courriels, des textos. Pourtant, selon Bertrand Périer, avocat et spécialiste en art oratoire, rien ne vaut le dialogue par la parole. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a intitulé son tout premier essai : La parole est un sport de combat. Comme tout exercice physique, parler en choisissant les mots justes pour émouvoir et persuader exige non seulement de l’entraînement, mais aussi de culture du savoir. L’art oratoire, bien loin d’être une technique, peut toutefois être cultivé jusqu’à atteindre l’apogée de l’éloquence.

PÉRIER, Bertrand. La parole est un sport de combat. 2017. Édition Broché. (p. 8-21)

Osons lire dix pages avec Ambassadrice Chasta DOUCHARD

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Longtemps, je n’ai pas pris la parole. Longtemps, je me suis méfié de l’oralité. Je la trouvais vaine, voire suspecte. On se méfie des beaux parleurs, des « grandes gueules », de ceux qui bavardent à tort et à travers, souvent pour ne rien dire. Mais j’ai compris par l’expérience, dans les épreuves orales que j’ai passées au cours de mes études, devant les juridictions puis par la suite en enseignant l’art oratoire, à quel point la parole, si elle est utilisée à bon escient, est une arme exceptionnelle, une force redoutable qu’il ne faut jamais sous-estimer.

Dans toute vie en société, bien parler, c’est-à-dire s’exprimer de façon claire et convaincante, est essentiel. Savoir choisir les mots justes, les bons mots, ceux qui émeuvent, ceux qui persuadent, ceux qui marquent, c’est avoir une longueur d’avance.

Dans mon bureau, j’ai toujours à portée de main un petit livre, très rare, qui pour moi dit tout de l’éloquence. Il s’agit des Remarques sur la parole de Jacques Charpentier. Je vous en livre les premières lignes :

« La parole est action ou n’est rien. Parler, ce n’est pas jongler avec des idées, ni polir des sentences, roucouler, faire des effets de manche, poser pour le profil. Parler, c’est convertir. Au moins convaincre ; ou raffermir des convictions chancelantes. »

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Ces mots me touchent car je crois aussi que la parole permet à la fois de forger ses idées, de les affiner et de les partager. Mais pour cela, il est essentiel qu’elle s’incarne dans des mots précis, qu’elle s’appuie sur un vocabulaire fourni et qu’elle s’organise dans une structure appropriée. Plus que jamais, nous avons besoin de ces vecteurs de la pensée que sont les mots. Je ne suis pas passéiste, mais je déplore parfois que la parole ait aujourd’hui tendance à perdre en richesse, en subtilité, dans les médias, en politique, et aussi dans les prétoires. L’affadissement du langage va de pair avec l’appauvrissement des idées. J’en suis convaincu : lutter contre le premier, c’est combattre le second.

Nous avons pourtant un privilège : la langue française dispose de mille et une nuances, ne nous en privons pas. Les institutrices d’antan le disaient, et j’espère que celles d’aujourd’hui le répètent encore : les verbes « être », « avoir » et « faire » peuvent toujours être remplacés, à l’écrit comme à l’oral, par un verbe plus précis. Alors oui, refusons la parole instinctive et rudimentaire, cultivons la synonymie, faisons l’effort de la subtilité et ne nous contentons jamais de la première formulation qui nous vient. La fréquentation assidue des dictionnaires constitue la condition essentielle d’une parole efficace et juste.

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Je n’établis pas de hiérarchie entre l’oral et l’écrit, mais je pense que, par certains aspects, parler est plus difficile qu’écrire. Alors que l’écrivain peut toujours corriger son texte s’il n’en est pas satisfait, l’orateur – et surtout son incarnation qui est pour moi la plus formidable, l’improvisateur – n’a pas de seconde chance. La parole naît et meurt en même temps. Il n’y a pas d’instance d’appel pour la parole. Impossible de « refaire la prise ». On ne rembobine pas les discours.

Il y a entre l’écrit et l’oral une autre différence qui me semble importante. Écrire, c’est envoyer une bouteille à la mer. L’écrivain ne sait ni qui le lira, ni quand il sera lu. Il a d’une certaine façon vocation à l’éternité : comme le dit l’adage, « les écrits restent » ! À l’inverse, parler c’est dédier sa parole à ceux qui vous écoutent ici et maintenant, dans l’instant du discours. Je parle pour quelqu’un et je dirais autre chose si je m’adressais à quelqu’un d’autre. Montaigne soulignait déjà que l’auditoire est pour moitié dans le discours.

Je déplore que l’oralité demeure aujourd’hui, malgré les initiatives individuelles et isolées prises ici et là par des enseignants souvent admirables, passionnés, dévoués et compétents, le parent pauvre des programmes scolaires. Pour ma part, je considère qu’après mes vingt ans je n’ai pas appris grand-chose : l’essentiel s’était joué avant. Je crois que la transmission de l’oralité doit avoir toute sa place dès l’école primaire, elle doit absolument y être revalorisée et systématisée. On ne peut pas l’abandonner au bon vouloir de tel ou tel professeur. Faire cela, c’est accroître les inégalités et les aléas devant une compétence pourtant essentielle dans le monde contemporain. Il faut profiter de cette capacité d’absorption qu’ont les jeunes enfants pour leur enseigner l’art oratoire.

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Plus on est jeune, moins on a d’inhibitions, plus la parole est naturelle. La timidité survient à l’adolescence. C’est avant qu’il faut agir. C’est dès l’enfance qu’il faut se familiariser avec la prise de parole en public, c’est dès l’enfance qu’il faut la considérer comme évidente, quotidienne et banale, qu’il faut en minimiser l’enjeu pour qu’elle ne soit pas exceptionnelle et donc chargée de tension. Si l’on n’a pas fait ce travail à un âge où l’on ne se sent ni jugé, ni évalué, ni scruté, ce sera d’autant plus difficile de le faire à l’adolescence ou à l’âge adulte, où tout est moins naturel, et où l’on ressent plus difficilement le regard des autres et leur jugement, alors surtout que la prise de parole en public est nécessairement une exposition de soi, qui suppose d’être à l’aise avec son corps et avec ses émotions.

Au-delà même de la situation de la jeunesse, je suis convaincu qu’il est fondamental aujourd’hui de redonner à la parole ses lettres de noblesse. Il est temps de la réarmer dans une société où bien souvent les images l’emportent sur les mots. Car la parole est un véritable enjeu de société. Il y a à cela une raison simple : parler, avant même de délivrer un message, c’est dire qui l’on est. C’est dire son passé, sa culture, c’est dire son caractère, sa personnalité. Parce que la parole est un révélateur, un marqueur social redoutable et presque infaillible, elle peut aussi accroître ou perpétuer des inégalités. Elle peut enfermer dans des déterminismes et contribuer à créer ou renforcer des plafonds de verre.

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C’est pour cela que, depuis 2011, j’enseigne l’art oratoire […] pour transmettre les règles et les codes de la prise de parole à des jeunes issus de quartiers auxquels on ne s’intéresse généralement qu’à la rubrique des faits divers, à des jeunes qui souvent considèrent – parce qu’on leur a mis cette idée en tête depuis leur plus jeune âge – que l’éloquence leur est interdite, qu’elle est un art des beaux quartiers et des lycées huppés, à des jeunes qui s’enferment dans une autocensure et une inhibition destructrices.

Notre espoir, avec tous les participants à ce projet exaltant, est d’aider ces jeunes gens à exprimer au mieux, de façon sincère, organisée et persuasive, ce qu’ils ont au fond d’eux-mêmes, de leur permettre ainsi de s’insérer – économiquement, bien sûr, mais aussi socialement, personnellement, et pourquoi pas politiquement – et de sortir de voies toutes tracées qui pourraient être des voies de garage. Nous ne sommes rien d’autre que des arrosoirs qui permettent à des graines de talent de germer et de s’épanouir. […] Ils méritent tellement ce coup de projecteur !