Femmes et modes de vie ; des mentalités à déconstruire 

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La femme tourna vers moi son regard. Un geste lent. Un battement de paupières lourdes. Un dernier geste d’espoir. Un bref instant de certitude. 

Elle portait dans ses bras la mort. Elle espérait, debout devant la barrière de cet hôpital pour enfants, un miracle. 

Un miracle ? Encore un mot pour maquiller nos doutes. 

Un long silence qui nous prend par les tripes et broie nos vertes pensées. 

Je ne pouvais rien lui dire. Je suis restée à ses côtés, n’osant plus la regarder. Combien pour ouvrir cette porte ? Combien pour satisfaire leur avidité ? Combien d’enfants morts ?

Certaines fois, je regrette de ne pas avoir eu le nom qu’il faut. Certaines fois, je regrette de ne pas être un homme. 

Cette nuit devant l’hôpital n’était pas ordinaire. Elle m’a révélé mon impuissance. Ma sottise de vie qui me coulait par les narines. Plus rien n’avait d’importance. J’ai loué le courage de cette femme et sans un mot je suis partie, traînant loin de cette ville et de cette rue mes pas lourds, mon cœur enflé et mes doigts pas assez longs pour agir.

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Il y a des nuits 

les heures s’attardent 

sur une portion de vie jetée dans un coin de nos mémoires.

Il y a des nuits 

les regrets s’accumulent.

Je t’ai inventé pour donner corps 

à un désir de survivre 

une faim de ne plus me réveiller 

une nuit trop courte 

trop soudaine.

Il y a des nuits 

où l’on meurt à chaque battement de paupières.

La page se vide de toi. 

La bêtise de l’encre 

coule et traverse nos regards.

Combien de nuits brûlées 

de rêves brisés.

Dehors ils brûlent 

nos masques, nos costumes. 

Dehors ils brûlent 

et nos seins

et nos reins 

et nos grimaces.

L’heure assassine la nuit 

passent nos souvenirs.

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Ma mère. 

Elle ne criait pas. Elle ne luttait pas. Faible et belle, un faux sourire au coin des lèvres. Elle sursautait au moindre bruit. Au moindre grincement de porte. Le souffle lourd. 

Les paupières gonflées. Elle attendait ainsi. Tous les soirs. Les coups et les injures étaient devenus sa seule attente.

J’ai huit ans. C’est pour moi un jeu de grande personne. Un moment d’intense passion. De folie. C’est presque romantique. Une danse entre deux corps, l’un brûlant de désir et l’autre froid, violent comme une giffle. Deux corps bercés, secoués… et puis rejetés comme un mauvais rêve. 

Comme un lourd choc. La routine me serrait la gorge.

Un soir, je me souviens encore, j’étais dans la cuisine, picorant dans un bol de céréales. Ma mère est arrivée dans sa robe du soir, belle, maquillée, cachant mal ses misères. Ses rides. La blessure d’un corps meurtri. L’envie de fuir. De partir. La nuit faisait tressaillir ses cheveux. Le silence la minait. Elle était pieds nus et dans sa longue robe noire, elle ressemblait à une demi-nuit perdue dans les feuillages des bois. On ne la voyait pas. On ne la reconnaissait pas.

  •  Fais du bruit, ma fille. C’est trop pour moi d’être enfermée ici. Dans ce silence. Misère. 

Misère. Quelle langue parle mon homme ? Comment le lui dire ? Comment lui expliquer que ma chair ployant sous sa force n’est pas la dernière rivière qu’il entendra gronder ? Je ne sais pas me battre. Je n’ai jamais su me battre. Mes tripes me font mal quand il s’approche de moi. Elles s’entremêlent douloureusement. Je meurs. Fais du bruit, Zantrala, ma fille. Écrase de ta seule voix le malheur qui me guette. Fais du bruit pour moi. 

Fais du bruit pour toi. Ah ! Je suis vieille, hélas ! Et mes tourments ne font que croître. Ai-je été une bonne mère ? Une bonne épouse ? Je n’ai jamais appris que cela. À être une bonne épouse. Je crois qu’au fond de moi, j’ai toujours détesté ça. Être une épouse. J’aurais pu faire autre chose de ma vie. J’aurais pu être une grande star. Écoute-moi, ma fille. Ne t’accroche pas à un mode de vie. Sache que quand ça va bien, ça peut encore aller mieux. Bats-toi. Fais du bruit. Que l’on te voie. Que l’on t’écoute. Crie pour toi. Crie pour moi.

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Plus tard dans la soirée, je fais face à mon père. Moi, Zantrala. Moi qui n’ai pas su crier pour ma mère. Oserai-je le faire pour moi ?

Oui. Et je ne me tairai plus. 

Zantrala court. Sa robe est quelque part, perdue dans la nuit. L’air est frais, caressant sa peau dénudée. Elle court pour le plaisir. Elle court pour oublier, à longues enjambées, sur le sable des souvenirs qui lui colle aux talons. Sur le sable mort, elle brûle sa peur, et la fumée qui s’élève en volutes douceâtres rend des couleurs à la nuit.

Zantrala court et embrasse les vagues. Elle entraîne dans sa course les interdits d’une vie lentement consumée. Elle court et le plaisir est fait de chair trempée dans des eaux inconnues. 

Courir vers le sud. Courir vers les ombres. 

Zantrala court. Elle fonce vers les mots qui dansent, les mots qui libèrent. Ses orteils se détachent. Le sol est chaud. 

Elle vole. L’odeur de l’encre la guide. C’est la trajectoire de chaque poème.

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Donnez-moi de l’amour interdit 

Un morceau de soleil palpitant sous les doigts 

Donnez-moi ce cœur violé tant de fois 

Que des mots ne suffiraient pas à égayer 

Donnez-moi la haine d’un corps fatigué 

Victime des heures de plaisir et de lâche fierté 

Donnez-moi de l’amour 

Donnez-moi de l’amour interdit.

Je patiente dans vos regards 

Un demain confus 

Inévitable 

Je m’enflamme. 

Donnez-moi des frissons aux petits matins 

Quand les arbres fredonnent le souffle du vent 

Donnez-moi un tremblement d’amour 

Un tremblement de vide. De ville. 

Donnez-moi des gifles sourdes 

Pour m’apprendre à haïr 

Donnez-moi de l’amour 

Donnez-moi de l’amour interdit.

Ce matin, aucun coup de feu. Les enfants dansent et courent dans les rues. Les Madan Sara vont au marché pour offrir leurs légumes. Il n’y a pas de cadavres. Il n’y a pas d’ennemis. Tout est calme. Tout respire. 

[…]

Chasta DOUCHARD

Ambassadrice de PEPA Education Agency