Entre désespoir et volonté de vivre, l’aube fait valser ses couleurs 

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Quelques lumières éparses brillent encore dans la nuit qui traîne les pieds. J’ai allumé le poste de radio. Pour poursuivre ma conversation avec Dieu. Le journaliste-prédicateur à la voix aiguë et nasillarde est fidèle au rendez-vous avec le Créateur et avec nous : « Frères et sœurs, ouvrez votre cœur… » À peine ai-je écouté les premiers mots de sa prière matinale que malgré moi je suis revenue sur mes pas comme si une force étrange m’attirait vers le lit vide de Fignolé. Et j’ai surpris Joyeuse, les épaules affaissées de stupeur, debout devant ce même lit. À mon approche, elle s’est retournée. Dans son regard j’ai tout de suite lu ce mélange de sentiments qu’elle croira pouvoir me dissimuler. En me voyant faire quelques pas vers elle, elle a soudain changé d’attitude et repris ses airs de femme aux grands jupons de la haute ville. Une mimique par-ci, un soupir par-là, les mains autour du cou comme une star de cinéma. Quand je lui ai fait remarquer que Fignolé n’était pas rentré, elle a, comme d’habitude, fait celle qui savait tout et qui ne se préoccupait pas outre mesure du sort de son frère : « Surpris par la nuit, il a dû dormir chez un ami. » Je ne crois pas un traître mot de ce qu’elle m’a répondu. Pas un mot. Elle non plus d’ailleurs… Continue chère Joyeuse à me prendre pour la plus sotte d’entre les sottes… Continue.

Joyeuse, avec ses fesses à embarquer tous les trottoirs de la ville, se choisira dans quelques instants une robe juste au corps, s’embaumera d’eau de toilette aux senteurs de jasmin et d’ylang ylang et se mettra sur le visage ces couleurs qui arrêtent les passants. Joyeuse a une foi inébranlable dans son rouge à lèvres, ses seins et ses fesses.

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Moi, Angélique Méracin, je passe pour être sage. Très sage même. Mère sacrifiée. Fille soumise. Sœur exemplaire. Dévouée à des malades dans un hôpital qui manque de tout. On ne me connaît pas d’homme non plus. Pas un seul. Femme sans appétits, Angélique Méracin continue à servir. À obéir. À sourire. Alors qu’elle est pleine de rage. Traversée de mauvaises pensées. Secouée de bouffées délirantes. Alors que je les déteste tous. Je déteste cette maison. Je déteste cette rue. Cette ville. Cette île.

J’entends Ti Louze qui revient de la fontaine publique. La voilà nus pieds, les nattes à moitié défaites, la robe un peu plus déchirée que la veille et collant à la peau telle une algue. Pliant sous le poids de deux grandes bouteilles d’eau, Ti Louze n’ose pas croiser mon regard. Et pour cause ! Elle s’est réveillée trop tard et aura du mal à faire les trois allers retours à la fontaine pour remplir la grande cuve en plastique de l’autre côté des latrines.

J’ai fait quelques pas jusqu’à la chambre que j’occupe avec Gabriel, mon fils. Enfin… J’appelle chambre ce qui en réalité ne l’est pas. Je n’ai fait qu’élever entre cette pièce à l’avant et la cour arrière une cloison de fortune qui en trace l’intimité. Autant dire que la maison est pleine comme un œuf. Que nous nous écoutons respirer. Et qu’à force, l’amour a pris les couleurs de nos rancunes, s’est mélangé à s’y confondre avec nos ressentiments. Dieu nous oblige à nous tenir tous ainsi agglutinés les uns aux autres dans nos humeurs, nos rancœurs et nos odeurs pour nous mettre à l’épreuve et mieux le servir.

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Dans une heure, je réveillerai Gabriel afin qu’il se prépare pour l’école. L’âme mûrie dans la splendeur des Écritures, Gabriel doit être en ce moment même traversé de rêves bibliques, glorieux et épiques. Dormant poings fermés, jambes écartées. Jouissant enfin à lui tout seul de notre grand lit. Debout au seuil de ma chambre, je l’observe du coin de l’œil sans cesser de prêter l’oreille aux bruits venant de l’unique vraie chambre. Celle que Mère partage avec Joyeuse. Mère s’est retournée il y a quelques secondes. Les ressorts du lit ont grincé sous ses os qui commencent à se faire vieux. Ses épaules, j’en suis certaine, s’affaisseront un peu plus tout à l’heure, quand elle s’apercevra que Fignolé n’est pas rentré. Alors en se dirigeant lentement vers la cour arrière, elle invoquera en silence ses dieux, ses loas vaillants. Puis dans le balancement de la dodine, elle égrènera son chapelet, les yeux clos pour mieux voir l’autre Dieu, celui à longue barbe blanche. On ne sait jamais exactement dans lequel de ces deux univers voyage Mère.

Mais pour rien au monde, l’oreille collée au poste de radio, elle ne ratera les nouvelles de sept heures. Pour rien. Elle éprouve un étrange plaisir à écouter ces voix qui tous les jours, plusieurs fois par jour, épellent nos malheurs. Mère les écoute toutes : les criardes, les hachées, celles qui font dans la basse ou l’aiguë, les traînantes, les chantantes, les désinvoltes, les graves. Mère a traversé la pluie, le feu et le sang. Mère dit que pour avoir vécu soixante ans dans cette île, elle est au-delà des ténèbres. Au-delà de la noirceur. Que son corps n’exhale pas encore une odeur de cadavre mais qu’elle est déjà morte.

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Alors quand le journaliste, de cette voix de circonstance que nous connaissons si bien, a annoncé que le rassemblement interdit avait eu lieu la veille dimanche au centre-ville. Que des hommes armés avaient ouvert le feu sur des jeunes dans un faubourg au nord de la ville, Mère a juste esquissé un étrange rictus, la mâchoire gonflée de trop de mots, et épousseté de sa main droite engourdie par l’arthrite le bas de sa chemise de nuit.

Février a posé ses paumes fraîches sur nos aubes. La lumière blafarde, laiteuse de la nuit se dissout dans les couleurs de l’horizon. J’ajuste le châle de Mère. Joyeuse, assise à ses pieds, sirotera son café sans rien dire. Et pour cause. Joyeuse n’est plus des nôtres depuis longtemps déjà. Depuis qu’oncle Antoine Nériscat, le cousin de Mère, lui a payé des études chez les Sœurs de la Sagesse, du côté de la haute ville.

Affolées toutes les trois de pensées difficiles à supporter, ma main au feu que nous éviterons malgré tout de parler ouvertement de l’absence de Fignolé. Nous aurons trop peur de le faire.

Angélique est déjà dehors à préparer le repas de Gabriel. Elle choisit souvent cette heure incertaine pour dénouer loin de nos regards tous les nœuds de bonté, de raison et de sagesse qui lui font cette vie cafardeuse et lointaine. Angélique vit en rase-mottes. Angélique effleure l’écume des jours. Je ne me souviens plus de la dernière fois où elle a ri à faire danser le soleil dans ses yeux. En vérité, je ne me souviens plus.

Depuis la naissance de Gabriel les yeux d’Angélique ont perdu leurs pièges. Son corps a rendu les armes. Elle retient toute sa joie dans un chignon sévère au-dessus de la nuque. J’ai du mal à me faire à cette nouvelle Angélique. À me défaire de l’autre, l’Angélique vivante et rieuse, flambante sous le soleil. Une sorte d’idée de joie pure, une abstraction de bonheur persiste encore à l’évocation de son nom. Comme je regrette cette sœur de joie qui devançait le jour avec une félicité contagieuse. Qui m’a fait croire que le soleil de mon enfance jamais ne se coucherait. Qui faisait de chaque jour une ample coulée de miel. Malgré les journées où nous ne mangions pas à notre faim. Où nous donnions le change, nous, juste en dessous de la moyenne basse. Très basse. Et toujours prêts à faire comme si. Comme si nous nous endormions repus, la soif étanchée. Comme si nos vêtements ne tenaient pas par la prodigieuse ingéniosité de Mère à la reprise. Comme si nous n’étions pas toujours à deux doigts de nous faire renvoyer de l’école. Comme si nous ne l’avions pas été quelques fois. Comme si, comme si…

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Dès mon enfance je fus en guerre. Angélique avait su en faire une guerre heureuse. J’avais appris d’elle la force rugueuse, sauvage de cet orgueil-là. Comme je regrette cette Angélique qu’un homme rusé et vantard et aux airs de qui-s’y-frotte-s’y-pique m’a volée un jour ordinaire. Sur fond de ciel, de terre et de mer. Ce tyranneau en herbe devait à peine avoir sorti la tête hors de notre eau de misère car je me souviens qu’il portait la chemise ouverte à mi-poitrine et que son sourire laissait voir une incisive en or. Mère n’a certainement pas eu le temps de mettre suffisamment Angélique en garde.

De lui rappeler de se méfier des inconnus à l’affût sur les chemins.

Aujourd’hui Angélique a une grande tache au cœur. Entre les services à l’église et les petites cruautés qu’elle saupoudre dans la maison, elle n’a de temps en réalité ni pour recevoir l’amour de Dieu, ni pour en donner. Pourtant Angélique n’a qu’un seul mot à la bouche : « Dieu et son amour », « Dieu et ses œuvres », « Dieu, Dieu, Dieu… » Je la soupçonne même d’exercer son métier afin de mettre à distance les souffrances des mortels que nous sommes et de prier pour mesurer jusqu’où elle pourra résister aux joies terrestres. Son cœur s’est fermé à mesure que ses cuisses ont été envahies de tristesse. Le rapport est évident. Elle le sait autant que moi mais ne l’admettra jamais. Jamais.

Quand j’ai voulu la rejoindre dehors pour le café, je me suis aperçue que le lit de Fignolé était vide et que les draps n’étaient pas défaits. Cette évidence m’a glacé le sang mais je n’ai rien laissé paraître en entendant Angélique ouvrir la porte donnant sur la cour arrière. Elle m’a tout juste dit :

« Joyeuse, Fignolé n’est pas rentré cette nuit. »

Et je lui ai répondu :

« Je sais. »

Chasta DOUCHARD

Ambassadrice de PEPA Education Agency