Dire « oui » à la vie

« Exister est un fait, vivre est un art.

Nous n’avons pas choisi de vivre, mais il nous faut apprendre à vivre comme on apprend à jouer du piano, à cuisiner, à sculpter le bois ou la pierre. C’est le rôle de l’éducation. Pourtant, celle-ci se préoccupe de moins en moins de transmettre un savoir-être, au profit d’un savoir-faire. »

Sociologue, écrivain et journaliste français, Frédéric Lenoir a rendu son essai «Petit Traité de vie intérieure » beaucoup plus accessible à tous. Fruit de trente années de recherches et d’expériences, c’est un livre qui traite non seulement d’un savoir théorique, mais aussi d’une connaissance pratique, la plus essentielle qui soit : comment mener une vie agréable en harmonie avec soi-même et avec les autres. Avec l’emploi de mots simples et d’exemples concrets, Frédéric Lenoir a su parfaitement conquérir le cœur de ses lecteurs dans son intitulé «Petit Traité de vie intérieure ».

Frédéric, LENOIR. Petit Traité de vie intérieure. 2010. Éditions Plon. (p. 210)

Osons lire dix pages avec Ambassadrice Chasta DOUCHARD

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Nous sommes tous confrontés à un certain nombre de faits que nous n’avons pas choisis, que nous n’avons pas voulus et qui nous sont en quelque sorte imposés : c’est ce que j’appellerais le « donné » de la vie. C’est notre lieu de naissance, notre famille, l’époque à laquelle nous vivons ; c’est notre corps, notre personnalité et notre intelligence, nos capacités, nos qualités, mais aussi nos limites et nos handicaps. Ce sont aussi les événements qui surviennent, qui nous touchent directement, mais sur lesquels nous n’avons pas de maîtrise et que nous ne pouvons pas contrôler. Ce sont les maladies, les aléas économiques, la vieillesse et la mort. C’est le « sort » de l’être humain.

On peut le refuser et vouloir que les choses soient autrement. On souhaiterait presque tous ne pas vieillir, ne jamais être malade, ne pas mourir. Certains rejettent leur culture, leur famille, leur lieu de naissance. D’autres n’aiment pas leur corps, leur tempérament, et souffrent de certaines limitations physiques ou psychiques.

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Ce refus est parfaitement compréhensible et légitime. Et pourtant la sérénité, la paix intérieure, la joie ne peuvent nous échoir sans un acquiescement à l’être et une acceptation profonde de la vie telle qu’elle nous est donnée, avec sa part d’inéluctable. Ce « oui » à la vie ne signifie pas pour autant qu’il ne faille pas chercher à évoluer, à modifier ce qui peut l’être, à contourner des obstacles évitables. On peut quitter un pays qui nous oppresse, s’éloigner d’une famille mortifère, développer des qualités, transformer certains handicaps physiques ou blessures psychologiques pour en faire des atouts. Mais ces changements ne peuvent intervenir que sur ce qui est modifiable, et ils ne nous seront profitables que si nous les opérons sans rejet violent du donné initial de notre vie. On peut ainsi intervenir sur son apparence physique, mais nul ne peut éviter à son corps de vieillir. On peut prendre de la distance avec ses parents et sa famille d’origine, mais il sera impossible de trouver la paix intérieure si cette distance repose sur un ressentiment permanent, sur une haine tenace, sur un refus de ce qui a été. La sagesse commence par l’acceptation de l’inévitable et se poursuit par la juste transformation de ce qui peut l’être.

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Comme les sages stoïciens, nous pouvons tous trouver l’équilibre entre l’acceptation de l’inéluctable, ce qui ne peut pas être changé, et notre capacité à transformer ce qui peut l’être. Prenons l’exemple de la famille. Nous ne choisissons pas nos parents. Nous ne pouvons pas décider d’en changer, ni de les changer. Même si nous ne nous entendons pas bien avec eux, nous n’avons d’autre choix que de les accepter. Enfants, nous le faisons de manière instinctive, parce que nous avons besoin d’eux pour survivre. Adultes, nous devons le faire de manière réfléchie, dans le cadre d’une relation librement choisie, quelle que soit la forme que nous allons donner à cette relation, quelles que soient les limites que nous allons lui poser, et même si nous allons jusqu’à la rupture. Poser comme un fait inéluctable qu’il s’agit là de nos parents, de nos frères, de nos sœurs revient à accepter une réalité. Alors seulement nous pourrons nous distancier de cette réalité, cesser d’être en situation de dépendance ou de contre-dépendance avec elle (ce qui est une autre forme d’aliénation) pour parvenir à une véritable « interdépendance ».

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Cela ne peut se faire sans une mise à distance volontaire et sereine. C’est à cette condition que nous pouvons sceller la paix avec le réel sans rester englués dans les sentiments de haine ou de colère.

De même que notre famille, nous n’avons choisi ni notre pays, ni notre milieu de naissance. Il nous arrive parfois de nous sentir en décalage par rapport à cet héritage culturel, mais prenons-nous conscience de ce qu’il peut receler de positif, qui nous est constitutif et qui nous est aussi profitable ? Je suis français, et le côté râleur de mes compatriotes m’exaspère souvent. Mais il faut aussi reconnaître que c’est cet esprit critique qui est à l’origine de la Révolution et de la lutte pour les droits de l’homme. Nous n’acceptons pas les vérités toutes faites, nous interrogeons en permanence la politique, la religion, l’économie, les institutions, et c’est tant mieux ! J’assume cet héritage, mais je cherche aussi à transformer en moi le négativisme qu’il recèle. Avoir l’esprit critique ne signifie pas nécessairement tout critiquer. Être lucide ne signifie pas forcément être arrogant. On trouve ainsi dans chaque culture des éléments qui peuvent être à la fois négatifs et positifs. Par exemple, le sentiment d’autosatisfaction des Américains peut être perçu comme un défaut insupportable, mais aussi apparaître comme une grande force s’il est tempéré par une vision altruiste.

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Ce travail d’acceptation, il nous faut également l’effectuer vis-à-vis de notre propre personne. Nous avons tous une certaine forme d’intelligence, de sensibilité, un tempérament inné et un caractère qui s’acquiert par une éducation, par un vécu. Sachons les reconnaître et nous accepter. Prenons l’exemple de notre physique. Nous naissons avec des caractéristiques précises, la couleur des yeux, des cheveux, une tendance à l’embonpoint ou à la maigreur, parfois des handicaps. Que faire de ce corps ? L’accepter tel qu’il est et apprendre à l’aimer. Ce travail de consentement est indispensable. En le menant, nous nous apercevrons bien souvent que certaines des caractéristiques qui ne nous semblaient pas satisfaisantes sont tout à fait aimables. 

Adolescent, j’ai ainsi souffert de mesurer un mètre soixante-cinq quand la plupart de mes copains mesuraient un mètre quatre-vingts. J’ai souffert du regard des autres jusqu’à en faire un complexe, et me suis persuadé que cette taille serait pour moi un obstacle tout au long de ma vie. Ayant cela en tête, j’anticipais même le rejet de certaines jeunes femmes plus grandes que moi et n’osais aller vers elles. 

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À l’âge adulte, j’ai progressivement admis le fait d’être plus petit que la moyenne. Et j’ai découvert qu’en fait ma taille n’était pas un problème. Ou plutôt, que si elle cessait d’être un problème pour moi, elle ne l’était plus pour personne. J’ai fini par m’accepter ainsi. Dès lors, ma taille ne m’a pas empêché de réussir ma vie professionnelle et elle a totalement cessé de me handicaper dans ma vie amoureuse.

Le complexe que j’ai eu adolescent a été aussi, de manière inconsciente, un moteur pour développer d’autres qualités : la réflexion, la créativité. Qui sait, si j’avais été grand, peut-être n’aurais-je jamais fait des études de philo ! Toute limite peut nous stimuler à développer d’autres qualités qui seraient peut-être restées en friche. Woody Allen serait-il devenu un formidable cinéaste s’il avait eu la tête de Paul Newman ? Évidemment, si j’avais eu des problèmes de poids, j’aurais suivi les régimes nécessaires à mon bien-être et à ma santé pour maigrir. C’est pourquoi, tout en commençant par s’accepter tel que l’on est, il est indispensable de déterminer dans un deuxième temps si l’on peut agir directement, et de manière efficace, sur le donné qui nous rend malheureux.

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Il nous incombe donc de transformer ce qui dépend de nous et qui ne nous rend pas heureux ou qui est source de tensions avec les autres. Si, par exemple, j’ai un caractère colérique qui me conduit à accomplir des actes négatifs, un caractère qui me fait souffrir et fait souffrir mes proches, identifier et accepter ce caractère est une première étape qui ouvre la voie à un travail sur soi. Ce travail peut s’effectuer par le biais de la méditation ou de la psychothérapie, des moyens qui aident à atteindre un équilibre indispensable à la paix intérieure et à une bonne relation aux autres (je reviendrai plus tard sur ces techniques). Certes, je conserverai mon caractère colérique toute ma vie, mais parce que je l’ai identifié et accepté, je saurai le maîtriser, peut-être même l’utiliser à bon escient, en tout cas m’en libérer dans ce qu’il a de destructeur.

J’ai toujours été de tempérament rêveur. À l’école, j’étais tellement dans la lune que je n’écoutais pas grand-chose ; j’étais incapable de me concentrer et j’avais de mauvaises notes dans presque toutes les matières. J’ai dû changer deux fois de lycée pour éviter de redoubler. Je m’en suis voulu avant de me résoudre à affronter ce trait de caractère, à comprendre qu’il subsistera toute ma vie, et finalement à l’accepter, à le faire évoluer et à en tirer le meilleur parti. Par une discipline de l’attention, j’ai appris à être davantage présent à la réalité. J’ai appris aussi à tirer profit de ce qui apparaissait au premier abord comme un travers, j’ai canalisé mon imagination dans la création artistique en écrivant des poèmes et aujourd’hui des pièces de théâtre, des romans, des scénarios de BD et de cinéma. Je m’accepte désormais comme je suis, je continue parfois de lutter pour ne pas être envahi au quotidien par ma rêverie, mais je suis réconcilié avec moi-même. Ce qui était un problème est devenu source d’inspiration.

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Je l’expérimente au quotidien depuis bientôt trente ans que j’ai entamé un travail philosophique, psychologique et spirituel : le seul fait d’acquiescer à la vie et à l’être procure un sentiment de gratitude qui est lui-même source de bonheur, qui permet de profiter pleinement du positif et de transformer le négatif autant que faire se peut. 

Dire « oui » est une attitude intérieure qui nous ouvre au mouvement de la vie, à ses imprévus, ses inattendus et ses surprises. C’est une sorte de respiration qui nous permet d’accompagner intérieurement la fluidité de l’existence. Accepter les balancements des joies et des peines, des bonheurs et des malheurs, accepter la vie telle qu’elle est, avec ses contrastes et ses difficultés, son imprévisibilité. Bien des souffrances viennent de la négation de ce qui est ou de la résistance au changement.

J’ajouterai encore une chose importante. Face à l’horreur, face à la souffrance extrême d’un enfant, face à la déportation et au massacre de millions d’innocents, il m’est impossible de comprendre et d’acquiescer. Je suis scandalisé par le mal et refuse d’y chercher un sens. Néanmoins, cette conscience du caractère tragique et inacceptable de certains événements ne m’a pas détourné de l’amour de la vie. 

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Je continue de penser qu’elle vaut la peine d’être vécue, malgré tout. Bien sûr, il n’est pas impossible que je sois amené à changer d’avis si j’étais confronté dans ma chair à l’horreur absolue. Mais à ce jour, je peux affirmer en vérité que j’aime la vie, bien qu’elle ne m’ait pas toujours fait de cadeaux. Amor fati, j’aime ma destinée, selon la devise stoïcienne, malgré ses hauts et ses bas, car j’ai toujours trouvé la force et les moyens de surmonter les obstacles et les épreuves. Même si certains événements sont incompréhensibles et révoltants, j’acquiesce à l’être et je dis, malgré tout, « oui » à la vie en tant que telle, avec sa part de mystère, d’ombre et de lumière.

Le philosophe français Montaigne offre un exemple remarquable de ce que j’essaie de décrire. Il écrit dans ses Essais : « De nos maladies, la plus sauvage, c’est mépriser notre être », ajoutant que s’aimer soi-même est « le sommet de la sagesse humaine et de notre bonheur ».

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Montaigne se disait heureux ; pourtant, la vie n’a pas toujours été généreuse avec lui. Né dans le contexte des guerres de Religion, de santé très fragile, il n’a pas été épargné par les deuils. Six fois père, il a perdu cinq de ses enfants. Et il ne s’est jamais totalement remis de la mort de son ami, Étienne de La Boétie, qu’il a passionnément aimé. Il soupirait certes du fait que, dans l’existence, il y a « toujours quelque pièce qui va de travers », et il ajoutait joliment : « C’est quelque chose de tendre que la vie, et aisée à troubler. » Néanmoins, parce qu’il s’était obstiné à chercher le bonheur même à travers ses malheurs, cet homme pouvait se dire « très content et satisfait ». Il avait une devise qu’il s’appliquait à mettre en œuvre : « Il faut étendre la joie, mais retrancher autant qu’on peut la tristesse. » Et il ajoutait en toute honnêteté et en dépit de tout : « Pour moi donc, j’aime la vie. » La vie telle qu’elle nous est offerte, la vie telle qu’elle est.

Chasta DOUCHARD

Ambassadrice de PEPA Education Agency