Des nouvelles déroutantes à Fonds-Parisien

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Il adjura et prit à témoin le général :

  • Tonnerre me fende ! « geal » Miracin, s’ils reviennent, je fais un malheur ! Je fais serment que je mettrai la main sur les voleurs, si d’abord je n’arrache pas la tête à quelques-uns d’entre eux à coups de machette ! Je fais serment que je mettrai quelque chose dans mon jardin qui fera que, s’ils reviennent, ces malveillants, ils devront attendre sur place le potron-minet, aussi raides que s’ils avaient bu une infusion de bois de balai !… Non ! Un pauvre malheureux ne peut jouer de la houe comme je le fais pour que des « sans aveux », des paresseux, viennent lui enlever le pain de la bouche !… Donnez-moi un petit grog, « geal » Miracin !…

Et de se saisir de la bouteille et de s’envoyer une bonne rasade à travers le gosier. Il fut aussitôt imité par Innocent Dieubalfeuille et par Théagène Melon. Ils se mirent tous à parler, à qui mieux mieux. Depuis les récoltes, il n’était question que de voleurs dans la région. Jamais le chef de section ¹ ni son conseiller n’avaient pu mettre la main sur les chevaliers de nuit. C’était scandaleux ! Qui étaient-ils, d’où venaient-ils ces voleurs, personne ne pouvait le dire, mais ils n’en faisaient pas moins choux et raves dans la région.

De nouveaux arrivants se présentaient : 

Olisma Alismé, Charitable Jacotin, Josélien Joffé, Balthasar Fénélus. Ils firent tous chorus… On ne pouvait plus tolérer ces voleurs, à la fin, il fallait que cela cesse ! Jacotin était formel :

  • … Je ne sais pas… Je ne voudrais pas faire le Judas, mais il y a une idée qui me dit que ce sont, foutre ! ces pangnols ² qui font ce travail-là…

Il y eut un petit silence. Le général Saint-Fort Miracin s’assit brusquement dans son hamac :

  • De mon temps, déclara-t-il, on ne pouvait voir des voleurs dans le commandement du général Miracin ! Foutre !… Le président Tirésias venait de me nommer commandant de la place de Marchand. Le jour même de mon arrivée, on me signale qu’à la quatrième Section rurale, les voleurs faisaient choux et raves…Je ne fais ni une ni deux, je convoque tous les chefs de section au bureau de la place. Si vous aviez entendu ça ! Je leur ai, foutre ! dit que s’ils n’en finissaient pas avec les voleurs, ce serait eux qui seraient fouettés. Tous les huit jours je les convoquais au rapport… Trois fois, j’ai fait fouetter des conseillers, des chefs de section et des maréchaux ³… Silence au camp !… Jamais on n’a plus entendu parler de voleurs dans mon commandement !…

1. Agent de police rurale.

2. Citoyens du pays voisin, les dominicains.

3. Agent de police rurale.

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– Jamais ?… Jamais on n’a arrêté de voleurs ? interrogea Charitable Jacotin, sceptique.

-Jamais ! C’est moi Saint-Fort Ezéchiel Néréus Miracin qui l’affirme !

-… « Geal » Miracin ne veut sûrement pas parler de petits vols… Un régime de bananes, un coui ² d’œufs ou une charge d’herbe… Mais des grands pillages dans les jardins ?… Au marché ?…, suggéra Balthasar Fénélus.

–… Jamais ! Au grand jamais ! on ne m’a amené un voleur dans mon commandement.

-… « Geal » Miracin a peut-être raison, émit Olisma Alismé… S’il faisait fouetter les chefs de section, je le crois sans peine, jamais on ne lui a amené des voleurs… Ce n’est pas Joseph Boudin, notre chef de section, qui amènerait des voleurs pour être battu ! Joseph Boudin en pareil cas ferait même fouetter les victimes pour qu’elles ne portent pas plainte !…

Olisma ponctua son dit d’un petit rire contenu. L’audience de « geal » Miracin promettait d’être chaude et mouvementée.

  • … Alors, à l’heure qu’il est, « geal » Miracin, les voleurs ne viennent jamais donner un pas de chat dans votre jardin ? persifla Aristil Dessin.
  • Jamais !… Il n’y a jamais eu de voleurs dans mon commandement ! Tout le monde sait quel homme est le général Miracin !…

L’atmosphère s’échauffait. Des rires entendus éclosaient de plus belle. Ça dégénérait en dispute. Le général l’avait pris de haut et, ponctuant ses affirmations de tous les « Foutre ! », « Tomate ! », « Foinque ! », « Vierge crisis moin ! », « Ca-ramba ! », « Tonisse ! » et autres jurons utilisés dans l’île d’Haïti tout entière, il gueulait tant et plus. Aristil, son contradicteur, hurlait également à fendre l’âme des morts les mieux endormis. Les antagonistes ne ménageaient pas la bouteille, à tel point qu’on dut bientôt amener une dame-jeanne entière. Les autres riaient sous cape et ne manquaient pas de s’envoyer force coups à travers le gosier.

1.Coui : moitié de calebasse.

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« Geal » Miracin était devenu lyrique. Il avait dérivé vers les rives du temps « longtemps ». Ah ! les parades militaires de ces temps héroïques ! Les proconsuls vainqueurs, chamarrés comme le roi de pique, entourés de nuées d’officiers d’état-major, entrant dans la capitale à la tête des troupes !

Les chevaux caracolant, cabrant, .« barrant », faisant le carrousel, dansant le quadrille tandis que les cloches de tous les beffrois donnaient à toute volée, que les chiens jappaient, que les mioches apeurés pleuraient, que le canon tonnait, que toutes les basses-cours donnaient de la voix et que les curés ânonnaient de pindaresques discours de bienvenue sur le perron de leurs églises… Les jeunes dandies des villes, dans des tenues de flanelle, de tussor, de drap d’Elbeuf, jouant aux guerriers farouches, sabre au clair, parmi les bataillons trop bien ordonnancés des Gibosiens ¹ et des Saint-Lousiens ¹. Les orphéons aux uniformes dépareillés, sonnant des marches martiales, fournies de couacs. Les officiers à pantalons à patte, dans leurs habits rouges, verts, bleu horizon, couverts de médailles, encadrant de jeunes recrues paysannes dépenaillées, encore toute ébaubies d’avoir été enrôlées de force, ouvrant des yeux ronds sur la capitale pavoisée… Enfin les carrés désordonnés des cacos, les cacos-plaqués ² , revêtus de peaux brutes, les sapeurs et autres olibrius traînant des harnachements impossibles, quittant les colonnes pour aller piller les maisons imprudemment laissées ouvertes ! Ah ! les sonneries du temps jadis ! Les bugles du « Main Diable la », « La Onzième », les fifres s’exaltant sur le « Bonbon an senti bon…³ », la « Vingt-Cinquième », les clairons de « La Diane » qui rendait fous les galopins, les tambours battant la « Générale » et le bicolore claquant aux quatre vents !

1.Régiment d’élite.

2.Cuirassiers.

3. Hymne datant de l’indépendance que le peuple créa en l’honneur de Dessalines, le libérateur.

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Il conclut d’un ton désabusé :

  • En quels autres temps, dans ce pays, des gens comme nous autres pouvaient-ils devenir généraux, délégués s, ministres, présidents même ?… Qu’on me le dise! Tout se gagnait à la force du poignet ! Je sais ce que je dis ! A la période-baïonnettes, tout homme était l’homme. Qu’est-ce que j’étais d’autre en ce temps-là ? Un nègre des feuilles, un nègre des mornes, un nègre sot comme nous tous ici aujourd’hui ! Maintenant que nous reste-t-il, que nous est-il offert ? Tirer la houe, suer comme des maudits nuit et jour, baigner les cochons, boire des tisanes et des infusions quand on est malade et enfin se coucher un jour pour mourir comme une bête, sans avoir jamais joui de la vie ! Aujourd’hui, me voilà assis avec vous tous, mes pareils, évoquant de vieilles histoires pour faire rêver les plus vieux et rigoler les plus jeunes !…

Encore tout échauffé, Aristil Dessin n’entendait pas se reconnaître battu. Contre toutes ses habitudes, il sortit une diatribe en règle contre notre guerre féodale de cent ans :

– … Si le pays est dans cet état, si les blancs « méricains » s’en sont emparés, vous en êtes responsables, vous autres les généraux !… Avec toutes vos petites musiques, vos machettes coulines ¹, vos pétards, vos bastonnades, vos vols, vos djobs et vos « calypsos », vos uniformes galonnés et tout le tremblement !… Vous avez fait comme Bouqui. Vous avez bouilli votre mère sous prétexte d’un bain chaud et, devant son rictus, vous étiez tout heureux ! « Regardez comme maman est contente !… Maman rit dans son bain !… », disiez-vous. Vous l’avez, foutre ! tué, le pays !…

– Quoi ? Qui ça ?… Ecoute, Dessin, j’entends dire que tu es un homme cambré ², mais le tonnerre m’écrase ! Tu ne sais pas qui est le général Miracin ! C’est fort, ça !… Qu’un homme se permette de m’insulter, moi, et chez moi encore !…

1.Machette de combat.

2.Homme invulnérable.

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Ils faillirent en venir aux mains. Il ne fallut pas moins de toute la compagnie pour mettre le holà. Au fond, nos bonshommes ne demandaient pas mieux, ils tenaient l’un à l’autre et regrettaient déjà cette moutarde qui leur était montée au nez. Ils s’examinaient à la dérobée, pour voir si l’autre était vraiment fâché, et cherchaient un prétexte pour se raccommoder. Bois-d’Orme Létiro, le papaloa, s’amenait justement.

Il était un peu courbé, ratatiné, légèrement tremblant, mais marchait d’un pas ferme appuyé sur un solide bâton de gommier. La compagnie se tut avec respect. Le général Miracin se leva et prit le bras du vieillard pour le conduire à la petite chaise qu’on lui avançait.

  • Bonsoir, papa Bois-d’Orme ! saluèrent-ils.

Bois-d’Orme avait une figure losangique, de fortes pommettes sur lesquelles pendaient ses boucles d’oreilles, de larges anneaux d’or. Son nez épais, polyédrique, asymétrique, donnait au visage une force de caractère et une ambiguïté mystérieuse, déformait la bouche tirée par une pointe de barbe poivre et sel, alors que ses cheveux étaient complètement blancs. Sa forte laideur eût été insoutenable si deux grands yeux, tour à tour perçants, froids comme de l’acier, puis miraculeusement doux n’eussent éclairé son visage d’une lueur mystique. Bois-d’Orme portait une large vareuse d’un bleu délavé mais d’une propreté méticuleuse ; les plis de la vareuse étaient soigneusement repassés, coupés par une cordelette noire à laquelle pendait un sac à reliques violet ; quant au pantalon, il était neuf, du même gros bleu, retroussé sur un genou ; les pieds étaient nus dans la poussière.

  • Bonjour, « petit monde » ! dit Bois-d’Orme.

[…]

Chasta DOUCHARD

Ambassadrice de PEPA Education Agency