Des déboires destinés à inspirer positivement

Osons lire dix pages avec Ambassadrice Chasta DOUCHARD

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Je suis entrée en maternelle à la Bryn Mawr Elementary School à l’automne 1969, avec le double avantage de savoir déjà lire les mots élémentaires et d’avoir un frère populaire au CE1. L’école, un bâtiment de brique de trois étages précédé d’une cour, n’était qu’à quelques rues de notre maison d’Euclid Avenue. On pouvait s’y rendre en deux minutes à pied, et même, comme Craig, en une minute en courant.

J’ai immédiatement aimé l’école. J’appréciais mon institutrice, une toute petite dame blanche qui s’appelait Mme Burroughs. Elle devait avoir une cinquantaine d’années, mais me paraissait très, très vieille. Il y avait dans sa salle de classe de grandes fenêtres ensoleillées, une collection de baigneurs avec lesquels nous pouvions jouer et au fond une cabane géante en carton. Je m’y suis fait des amis, attirée par les enfants qui, comme moi, semblaient ravis d’être là.

À la maison, j’avais déchiffré tous les manuels de lecture de “Dick et Jane”, empruntés grâce à la carte de bibliothèque de ma mère, et j’ai été enchantée de découvrir que notre première tâche d’élèves de maternelle serait d’apprendre à lire de nouvelles séries de mots que la maîtresse nous montrerait. Elle nous a donné une liste de couleurs à étudier ; pas les teintes elles-mêmes, mais leurs noms : « rouge », « bleu », « vert », « noir », « orange », « violet », « blanc ». En classe, Mme Burroughs nous interrogeait à tour de rôle, en brandissant une série de grandes planches en papier kraft et en nous demandant de lire le mot imprimé en lettres noires au recto.

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C’est ainsi qu’un jour j’ai vu les garçons et les filles dont je venais à peine de faire la connaissance se lever et examiner attentivement les planches, réussissant ou échouant à les lire à des degrés divers. Dès qu’ils se trompaient, ils devaient se rasseoir. L’exercice était censé être une sorte de jeu, de même qu’épeler le mot « dodo » est un jeu ; mais, de toute évidence, un tri subtil s’opérait et les enfants qui s’arrêtaient à « rouge » essuyaient une vexation intentionnelle. Cela se passait, rappelons-le, en 1969, dans une école publique du South Side de Chicago. Personne n’avait encore entendu parler d’estime de soi ni de psychologie de la réussite. Si vous aviez pris de l’avance dans votre milieu familial, vous en étiez récompensé à l’école, on vous trouvait « intelligent » ou « doué », ce qui ne faisait que renforcer votre confiance en vous. Les avantages se cumulaient rapidement. Les deux enfants les plus forts de ma classe étaient Teddy, un américain d’origine coréenne, et Chiaka, une Afro-américaine, qui resteraient en tête de classe ndant plusieurs années.

J’avais terriblement envie d’être aussi bonne qu’eux. Quand mon tour est venu de déchiffrer les mots sur les planches en kraft de la maîtresse, je me suis levée et j’ai donné tout ce que je pouvais, débitant à toute allure et sans effort « rouge », « vert » et « bleu ». Il m’a fallu une seconde pour déchiffrer « violet », et « orange » m’a donné du fil à retordre. Mais ce n’est qu’au moment où la maîtresse a brandi la planche portant les lettres W-H-I-T-E, « blanc », que je me suis figée, la gorge nouée, la bouche sèche, incapable de former ce son, tandis que mon cerveau s’enrayait, cherchant désespérément quel nom de couleur pouvait bien ressembler à « wouh-haa ».

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Je séchais purement et simplement. Mes genoux sont devenus étrangement mous, comme s’ils allaient se dérober. Mais, avant qu’ils n’aient pu le faire, Mme Burroughs m’a ordonné de me rasseoir. Et c’est précisément à cet instant que le mot m’est revenu dans sa perfection, complète et facile. White. Whiiiite. Le mot était « white ».

Couchée ce soir-là avec toutes mes peluches rassemblées autour de ma tête, je ne pouvais penser qu’à ce mot : « white ». Je l’épelais dans ma tête, dans un sens puis dans l’autre, en me reprochant ma stupidité. Ma mortification était comme un poids dont je pensais ne plus jamais pouvoir me défaire, et pourtant je savais pertinemment que mes parents ne m’en voudraient pas de ne pas avoir su lire toutes les planches correctement. Je voulais réussir. Ou peut-être était-ce plutôt que je ne voulais pas qu’on me croie incapable de réussir. J’étais convaincue que ma maîtresse m’avait désormais cataloguée comme une fille qui ne savait pas lire ou, pire, qui n’essayait même pas. J’étais obnubilée par les étoiles en papier doré grosses comme une pièce de dix cents que Mme Burroughs avait données à Teddy et Chiaka ce jour-là pour qu’ils les épinglent sur leur poitrine comme un témoignage de leur exploit ou, peut-être, pour faire savoir à tous qu’ils étaient appelés à une glorieuse destinée qui nous serait refusée, à nous autres. Après tout, ils avaient tous les deux lu les planches de couleurs de la première à la dernière sans problème.

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Le lendemain matin, en classe, j’ai demandé à bénéficier d’une seconde chance. Comme Mme Burroughs refusait, ajoutant avec bonne humeur que des élèves de maternelle avaient autre chose à faire, je l’ai exigé.


Je plains les enfants qui ont été obligés de me regarder contempler une deuxième fois les planches, prenant plus de temps, m’arrêtant délibérément pour respirer après avoir prononcé chaque mot, interdisant à mes nerfs de court-circuiter mon cerveau. Et j’y suis arrivée : je suis venue à bout de « noir », d’« orange », de « violet » et même de « blanc ». C’est tout juste si je n’ai pas hurlé « white » avant même d’avoir vu les lettres sur la planche. J’aime à penser que Mme Burroughs a été impressionnée ce jour-là par cette petite fille noire qui avait eu le courage de plaider sa cause. Je ne suis pas sûre que Teddy et Chiaka aient même remarqué ce qui se passait. J’ai immédiatement réclamé mon trophée, et je suis rentrée à la maison cet après-midi-là la tête haute, une étoile en papier doré épinglée sur mon chemisier.


À la maison, j’évoluais dans un univers de drame et d’intrigue, plongée dans un soap-opera riche en rebondissements. Il y avait des naissances, des disputes, des trahisons. Il y avait de l’espoir, de la haine, du sexe parfois. Mon passe-temps préféré entre mon retour de l’école et le dîner était de m’installer dans l’espace commun devant ma chambre et celle de Craig et de disposer toutes mes Barbie par terre, inventant des scénarios interminables qui me paraissaient bien réels, et où j’intégrais quelquefois les figurines de G.I. Joe de Craig. Je rangeais mes tenues de poupées dans une valise pour enfant en vinyle recouverte d’un imprimé fleuri. J’attribuais une personnalité à chaque Barbie et à chaque G.I. Joe. J’avais également remis en service les vieux cubes ornés de l’alphabet dont ma mère s’était servie quelques années auparavant pour nous apprendre l’alphabet. Ils avaient, eux aussi, des noms et des vies intérieures.

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Je n’avais pas très envie de rejoindre les enfants du quartier qui jouaient dehors après l’école ou d’inviter des camarades de classe chez moi, essentiellement parce que j’étais une petite fille maniaque et que je ne voulais pas qu’on touche à mes poupées. J’étais allée chez d’autres filles et avais assisté à des scénarios dignes de films d’horreur – des Barbie aux cheveux massacrés et aux visages hachurés au Magic Marker.

J’apprenais par ailleurs à l’école que les rapports entre enfants sont souvent complexes. Même les plus adorables scènes qui pouvaient se dérouler sur une aire de jeux étaient sous-tendues par la tyrannie des hiérarchies et des alliances mouvantes. Il y avait des chefs, des petites brutes et des suiveurs. Je n’étais pas timide, mais je n’étais pas certaine de vouloir m’exposer à ce genre d’embrouilles dans ma vie en dehors de l’école. Je préférais consacrer mon énergie à être l’unique force motrice du petit univers que je créais dans notre espace commun. Si Craig montrait le bout de son nez et osait déplacer un seul cube, je me mettais à hurler. Je n’hésitais pas non plus à le frapper s’il l’avait cherché – lui flanquant généralement un bon coup de poing au milieu du dos. C’est que les poupées et les cubes avaient besoin de moi pour prendre vie – une vie que je leur donnais consciencieusement, les bombardant d’une ribambelle de crises personnelles.

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Comme toute divinité qui se respecte, j’étais là pour les voir souffrir et grandir. Pendant ce temps, depuis la fenêtre de ma chambre, je pouvais observer l’essentiel de ce qui se passait dans la vraie vie de notre pâté de maisons d’Euclid Avenue. En fin d’après-midi, je voyais M.Thompson, le grand Afro-américain propriétaire de l’immeuble de trois appartements de l’autre côté de la rue, charger sa grosse basse dans le coffre de sa Cadillac et partir donner un concert dans un club de jazz ou un autre. Je voyais les Mendoza, la famille mexicaine d’à côté, rentrer dans un pick-up plein d’échelles après une longue journée passée à peindre des maisons, tandis que leurs chiens les accueillaient à la grille en jappant.

Notre quartier rassemblait des familles de classe moyenne de toutes les origines. Les enfants ne se regroupaient pas en fonction de leur couleur ; ce qui comptait, c’était qui était dehors, prêt à jouer. J’avais pour copines une fille qui s’appelait Rachel, dont la mère était blanche et avait l’accent anglais, Susie, une rousse aux cheveux bouclés, et la petite-fille des Mendoza quand elle venait les voir. Mis bout à bout, nos noms de famille formaient un méli-mélo bigarré – Kansopant, Abuasef, Yacker, Robinson. Nous étions trop jeunes pour prendre conscience de l’évolution rapide qui se produisait autour de nous.

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En 1950, quinze ans avant que mes parents s’installent à South Shore, dans le South Side, le quartier était blanc à 96 %. Au moment de mon départ pour l’université en 1981, il serait noir à 96 %.


Nous avons été élevés, Craig et moi, au milieu des courants contraires de ce flux. Dans notre voisinage habitaient des familles juives, des familles d’immigrants, des familles blanches et noires ;
certains s’en sortaient très bien, d’autres non. Dans l’ensemble, les gens entretenaient leurs pelouses et surveillaient leurs enfants. Ils faisaient des chèques à Robbie pour que leur progéniture apprenne le piano. Ma famille se situait probablement du côté pauvre de l’éventail du voisinage. Entassés au premier étage de la maison de Robbie et Terry, nous faisions partie des rares résidents de notre connaissance à n’être pas propriétaires de leur logement. South Shore n’avait pas encore glissé sur la même pente que d’autres quartiers – où les habitants les plus aisés étaient depuis longtemps partis pour la banlieue, où les commerces de proximité fermaient l’un après l’autre et où le climat se dégradait –, mais la tendance était déjà perceptible.

Nous commencions à sentir les effets de cette transition, surtout à l’école. Ma classe de CE1 était un vrai capharnaüm de gamins indisciplinés et de gommes volantes, qui ne ressemblait en rien à celle de l’année précédente, ni à ce que Craig avait pu connaître. Ce cirque était en partie lié à une institutrice incapable de s’imposer et qui n’aimait sans doute pas beaucoup les enfants.

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J’ajouterai que l’incompétence de cette enseignante ne préoccupait visiblement personne. Les élèves en profitaient naturellement pour chahuter. De son côté, l’institutrice estimait que nous étions une classe de « sales gosses », alors que nous manquions simplement d’un véritable encadrement et avions été relégués, de surcroît, dans une salle de classe sinistre, mal éclairée, au sous-sol de l’école. Chaque heure y était aussi cauchemardesque qu’interminable. J’étais assise, malheureuse comme les pierres à mon pupitre, sur ma chaise vert vomi – la couleur officielle des années 1970 –, je n’apprenais rien et attendais la pause de midi pour rentrer chez moi me plaindre à ma mère.

Petite, quand j’étais en colère, c’est presque toujours auprès de ma mère que je m’épanchais. Elle m’a écoutée tranquillement fulminer à propos de ma nouvelle maîtresse, ponctuant mes propos de « Oh là là ! » ou de « Oh, vraiment ? ». Si elle n’encourageait jamais mon indignation, elle prenait mon exaspération très au sérieux. Une autre mère aurait pu simplement se montrer conciliante et dire :
« Serre les dents et fais de ton mieux. » Mais ma mère savait faire la différence.

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Elle savait faire la différence entre les pleurnicheries et une vraie détresse. Sans rien me dire, elle s’est rendue à l’école et s’est engagée en coulisse dans une opération de lobbying qui a duré plusieurs semaines, et m’a permis, avec deux autres enfants qui obtenaient de bons résultats, d’être discrètement exfiltrée de cette classe, soumise à une batterie d’examens et réinstallée définitivement, une semaine plus tard, à l’étage lumineux et discipliné des CE2, sous la houlette d’une institutrice souriante et posée qui connaissait son métier.

C’était un petit ajustement, mais il a transformé ma vie. Sur le coup, je n’ai pas pris le temps de me demander ce qu’allaient devenir tous les enfants restés au sous-sol avec la maîtresse incompétente.

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Maintenant que je suis adulte, je sais que les enfants sont parfaitement conscients, dès leur plus jeune âge, qu’on les déprécie, que les adultes ne s’investissent pas suffisamment pour les aider à apprendre. La colère que ce désintérêt leur inspire peut se traduire par de l’indiscipline. Ce n’est vraiment pas leur faute. Ce ne sont pas de « sales gosses ». Ils essaient seulement de survivre à une situation difficile. Sur le moment, j’étais simplement soulagée d’avoir réussi à m’échapper.

J’apprendrais bien des années plus tard que ma mère, pleine d’esprit et discrète de nature, mais qui est aussi la personne la plus directe qu’on puisse imaginer, avait pris la peine d’aller voir l’institutrice de CE1 pour lui dire, le plus gentiment possible, que l’enseignement n’était pas fait pour elle et qu’elle ferait mieux de se chercher un emploi de caissière au supermarché.

Chasta DOUCHARD | Ambassadrice de PEPA Education Agency