De l’effondrement du milieu biotique à sa restauration 

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Les quelques tentatives de renforcement d’un « esprit d’équipe » dans les entreprises n’y feront rien, la structure hiérarchique pyramidale encourage le « chacun pour soi ». Ne devons-nous pas être toujours plus performants et tenter de nous faire une place pour gravir les échelons ? Sébastien Faure, pédagogue anarchiste du début du XXe siècle remarquait déjà il y a plus d’un siècle : « Ainsi, ce qu’on sème, par le classement, c’est : chez les premiers, la vanité, la présomption, le mépris des inférieurs, l’arrivisme quand même ; chez les derniers, l’envie, le découragement, le dégoût de l’effort, la résignation. »

De plus, les décisions venant d’« en haut » génèrent régulièrement un sentiment d’injustice (par exemple, sur la question des différences de traitement salarial). Or le sentiment d’équité se trouve précisément être un des trois ingrédients nécessaires à l’émergence et au maintien de l’entraide (associé à la sécurité et la confiance). Ainsi, même si elle parvient à se maintenir dans les structures pyramidales, l’entraide est systématiquement inhibée par les mécanismes de prise de décision et de pouvoir inhérents à ce type de structure.

Ces dernières années, de nouveaux modes d’organisation organiques et décentralisés ont été développés, comme l’observe le spécialiste du management Frédéric Laloux. Dans une convergence étonnante avec les organismes vivants coloniaires (comme les fourmis ou les champignons), ces organisations s’appuient sur une intelligence à la fois locale et interconnectée, facteur de résilience et de coopération. Notre société passe progressivement (et il est grand temps de le faire !) d’un « pouvoir sur » à un « pouvoir avec».

L’empathie, la compassion, la réciprocité, la confiance et les subtilités des dynamiques de groupes ne se ressentent pas à travers un livre, elles doivent s’expérimenter. Nous avons tous vécu des moments forts d’entraide pendant une période difficile, reçu un coup de pouce, senti une main sur notre épaule, un regard de gratitude ou le frisson d’un groupe. Pour Carolyn Baker, « il est important de connaître ses voisins, pas seulement pour des questions de sécurité, mais pour savoir ce que nous pourrions leur apporter et qu’ils n’oseraient jamais demander. Êtes-vous certains que vos voisins mangent à leur faim ? »

Nous avons besoin les uns des autres, et ressentir cela passe nécessairement par la reconnaissance (et l’expression) de notre vulnérabilité en tant que personne et que groupe social (quel que soit le groupe). Nous avons vu au chapitre 2 que les capacités de résilience venaient des liens que l’on tissait avec son entourage (capital social). Lorsqu’une mauvaise nouvelle tombe, il est important de ne pas se sentir seul ou entouré d’humains ne sachant pas réagir en collectif. Il s’agit donc d’apprendre, d’expérimenter et de (ré)enseigner, dès maintenant et le plus vite possible, l’art d’être ensemble.

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Avec les « autres qu’humains »

En tant qu’Occidentaux, nous sommes généralement coupés des espèces sauvages qui vivent sur Terre et peut-être encore plus de celles qui vivent dans notre proximité immédiate. Nous connaissons parfois mieux les éléphants, les girafes et les tigres que les espèces d’insectes, de rongeurs ou d’oiseaux de la forêt voisine. Le constat est identique pour le règne végétal : les aulnes ou les mousses nous sont souvent moins familiers que les séquoias ou les baobabs.

En plus de passer à côté de ces trésors, nous nous sommes laissé persuader que les animaux sont des êtres « inférieurs » et moins intelligents. Pire, pour les biologistes, spontanément attirés par le monde vivant, accéder à cette connaissance se fait par une perte de sensibilité qui leur est demandée, en tant que scientifiques, afin de ne pas biaiser l’objectivité de la recherche.

Se (re)connecter aux autres qu’humains nous paraît dès lors être un enjeu majeur et d’autant plus crucial en situation d’effondrement que nous aurons besoin d’eux pour recréer les conditions de notre vie matérielle et spirituelle. Nous aurons besoin non pas de ressources, mais de nouveaux partenaires.

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APPRENDRE DES AUTRES ESPÈCES 

La situation actuelle nous renvoie un peu plus chaque jour à un constat implacable : aussi intelligents que les humains se voient, la plupart sont archinuls en soutenabilité. Pourtant, la biosphère a une incroyable expérience de 3,8 milliards d’années de résilience et de résolution de problèmes. Les clés de la soutenabilité sont là, sous nos yeux ! C’est l’idée principale de Janine Benyus, la fondatrice du biomimétisme moderne : s’inspirer des « Principes du Vivant » (qui assurent le fonctionnement des écosystèmes et des autres espèces) pour améliorer nos « défauts de conception ». De nombreux peuples premiers en font d’ailleurs bon usage dans de multiples circonstances. Aujourd’hui, biologistes, permaculteurs, agroécologistes ou ingénieurs découvrent et utilisent ces principes à leur tour.

Citons quelques principes. Le plus évident est la « circularité ». Dans les écosystèmes, une forêt par exemple, il n’y a pas de déchets. Ce que rejettent les uns est utilisé comme ressources par d’autres, et les rares molécules toxiques sont toujours biodégradables. Toutes les molécules du vivant se combinent, se démontent et se remontent à travers un flux constant. Quant aux éléments minéraux non-renouvelables (comme les cailloux des barrages de castors), ils retournent en fin de vie à leur milieu d’origine, sous une forme non modifiée, et à nouveau utilisable par d’autres êtres vivants. Et c’est cette circularité qui fait aussi de la mort un autre principe du vivant ! Nous sommes vivants parce que d’autres sont morts ; et en mourant, nous permettons à certains de vivre. La mort (évidemment associée à la reproduction et donc à la renaissance) est aussi la meilleure manière de constamment créer de la nouveauté, afin de s’adapter au milieu changeant.

Toute l’énergie du vivant (ou presque) est solaire, c’est-à-dire mise à disposition pour la biosphère par les végétaux (la photosynthèse). Elle est récoltée et consommée localement par les autres organismes, et non pas produite de façon centralisée et redistribuée à longue distance, comme nous le faisons à cause des carburants fossiles ou de l’uranium.

Le principe de l’entraide (encore !), ce puissant mécanisme auquel nous venons de goûter chez les humains, est le grand générateur d’innovations de la vie. C’est, par exemple, la symbiose avec les champignons, au niveau des racines, qui a permis aux plantes de se déployer avec tant de luxuriance sur la terre ferme et de construire nos sols. Cette association nous donne de grandes leçons d’entraide : en permettant aux arbres de se connecter entre eux et de s’échanger des nutriments (des plus forts vers les plus faibles), ces champignons forment un immense réseau de redistribution très efficace qui ressemble furieusement à nos principes d’allocations familiales et de sécurité sociale… 400 millions d’années avant nous ! Cerise sur le gâteau, cette solidarité à grande échelle entre espèces se réalise sans conseil d’administration ni ministre de la Cohésion sociale, c’est-à-dire sans organisation hiérarchique pyramidale.

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Le but ici n’est pas tant d’apprivoiser ces principes que de se rendre compte, comme nous le suggérions au chapitre 5, qu’ils peuvent être considérés comme les bases, disons l’architecture cachée (et toujours à découvrir), d’un grand traité politique avec les autres qu’humains. Tout cela serait peut-être à négocier au cas par cas et, pour une fois, l’être humain signerait son premier traité dont il n’est pas entièrement l’auteur ! Accepter l’espace de jeu délimité par ces principes du vivant, n’est-ce pas la seule façon de nous remettre à vivre en bonne entente avec la biosphère, tout en construisant une véritable économie post-pétrole ? Et l’écologue et philosophe Aldo Leopold, de poser les bases d’une éthique commune à la zone critique : « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la beauté et la stabilité de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse. »

RENCONTRER LES AUTRES ESPÈCES

L’avantage de ne plus se sentir seul sur Terre (c’est-à-dire entouré de sujets au lieu d’objets) est que l’on peut demander de l’aide. Comment régénérer les écosystèmes ? Demandez aux végétaux, champignons et animaux qui repeuplent les temples d’Angkor au Cambodge. Comment construire des habitats sans métal ni énergies fossiles ? Demandez au bambou, au chanvre, au lin ou à l’ortie. Comment rendre les cités minérales plus habitables ? Demandez aux végétaux, qui arrivent à réguler la température, lisser les pics de précipitations, utiliser à bon escient nos excès de dioxyde de carbone, tout en offrant un habitat à de nombreuses espèces animales, végétales et fongiques… qui en retour ne se priveront pas d’être généreux en fruits et en fleurs.

Comment calmer notre anxiété existentielle ? Demandez encore aux arbres, car ils envoient des substances volatiles qui réduisent le stress chez ceux qui les respirent, et offrent aux personnes qui les regardent une réduction des temps d’hospitalisation, ainsi qu’aux quartiers qui les accueillent une baisse significative de la criminalité.

Et pour qui se méfie de la présence de ces organismes « intra-terrestres », il est alors peut-être temps de se reconnecter à son âme d’enfant, celle qui précisément nous poussait à aller jouer spontanément avec les pigeons, les coccinelles, les papillons, les fourmis, les escargots, les lézards, les cloportes ou les araignées. Ce puissant sentiment d’affection, ce tropisme atavique, nommé « biophilie » par le grand naturaliste Edward O. Wilson, est présent (parfois bien caché) en chacun de nous, apporte beaucoup de joie et se convoque assez facilement pour autant qu’on lui en donne l’occasion.

S’arrêter et sentir les roses – lorsque ces substances chimiques volatiles entrent dans votre nez, le dialogue interculturel est ouvert !

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Plus nous devenons conscients de notre vulnérabilité en tant qu’individus et espèce, et de notre interdépendance radicale avec la toile du vivant, plus nous devenons sensibles à la présence des « autres qu’humains », à nos cousines, à nos voisins de palier… Dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, des humains se donnent l’occasion de faire réapparaître ces liens, comme en témoigne Camille, un zadiste de longue durée :

Habiter n’est pas loger. […] C’est un entrelacement de liens. C’est appartenir aux lieux autant qu’ils nous appartiennent. Ce n’est pas être indifférent(e) aux choses qui nous entourent, c’est être attaché(e) : aux gens, aux ambiances, aux champs, aux haies, aux bois, aux maisons. À telle plante qui repousse au même endroit, à telle bête qu’on prend l’habitude de voir là. C’est être en prise, en puissance sur nos espaces…

Un changement global de perception traverse actuellement toute notre société. Il suffit de voir l’augmentation fulgurante du nombre de végétariens et de véganes, ou le succès croissant des associations luttant pour le bien-être animal et les « droits des animaux». Cette ouverture vers les animaux vient en partie du monde scientifique, avec des ambassadeurs aussi charismatiques que le biologiste Marc Bekoff, la philosophe (l’éthologue d’éthologues) Vinciane Despret ou les primatologues Jane Goodall et Frans de Waal, qui tous nous encouragent à franchement descendre de notre piédestal culturel. Aux limites de la science, un peu au-delà, émergent aussi des tentatives de rapprochement avec les animaux, comme celle de la « communication intuitive » (une démarche qui s’apparente à de la télépathie mais sans en porter le nom politiquement incorrect). Bien que la science classique y soit toujours largement réfractaire, un nombre croissant de personnes autour du globe enseigne et pratique cette activité, y compris dans le monde vétérinaire. Qu’on y « croie » ou non, ce mouvement grandit et rejoint les cosmogonies de nombreux peuples-racines, chez qui il n’y a rien d’extraordinaire à s’adresser à des frères et sœurs autres qu’humains.

Le mouvement de rapprochement vers les plantes est beaucoup plus impressionnant, par son étonnante popularité, ainsi que par le nombre d’expériences scientifiques qui décrivent la sensibilité, l’intelligence et ce que l’on serait tenté d’appeler la « conscience des plantes ». L’agronome néerlandaise Maja Kooistra, qui alternait dans les années 2000 des formations de communication avec les arbres et un travail au ministère de l’Agriculture, note :

Grâce à l’extrême longévité et la richesse de l’expérience des plus âgés d’entre eux, les arbres ont établi de vastes réseaux de communication qui véhiculent des trésors de sagesse naturelle. Chacun, les humains y compris [en communiquant directement avec eux], peut puiser sans réserve dans ces énormes archives de l’histoire de la vie sur terre, mémoire colossale que nous côtoyons à notre insu.

Chasta DOUCHARD

Ambassadrice de PEPA Education Agency