De la danse…pour écrire avec tout son corps

« Elle enfonçait plus profond son talon dans le sable. Elle n’avait pas les mots. Elle avait la vibration. Dans tout le corps. Et elle dansait.

Personne ne peut empêcher de danser. Même mort.»

-Jeanne Benameur-

Laver les ombres, c’est mettre en lumière un visage pour en faire le portrait, c’est s’abandonner à la tempête des mots pour permettre au cœur de battre de nouveau à l’unisson d’un autre.

Laver les ombres est donc le titre de ce beau récit et original de l’écrivaine française Jeanne Benameur qui met en lumière un secret lourd murant une mère dans le silence et emmurant sa fille dans une danse élégante, épuisante et excluante. Révélé, n’ouvrirait-il pas les deux prisons, intérieure et extérieure ?

BENAMEUR, Jeanne. Laver les ombres. 2008. Éditions Acte Sud. (p. 11-25)

Osons lire dix pages avec Ambassadrice Chasta DOUCHARD 

Page 1

Quand Lea ne travaille pas dès le lever, juste après le premier café, ça ne lui vaut rien.

Il lui faut saisir la façon dont son corps va s’articuler au monde avant que la journée avec les autres ne commence. Seule, dans le jour qui vient, par des exercices répétés, elle tisse ses liens avec l’air. Une grammaire sensible, improbable, à réexpérimenter chaque matin.

Elle s’oriente.

Dans son appartement sous les toits, elle a réussi à garder une pièce entièrement vide. Un luxe dans une ville où chaque mètre carré coûte si cher. Tant pis si cela restreint l’espace qui reste pour vivre. Pour rien au monde elle ne céderait ce territoire nu. Elle en a peint elle-même les murs et les poutres rondes, d’anciens mâts de bateau, lui a-t-on dit quand elle avait visité. C’est ce rappel de la mer, incongru, au milieu des rues, loin de toute côte, qui l’avait décidée. Elle se rassurait. Elle pourrait imaginer les voiles, le vent. C’était toute son enfance. De l’air dans la ville.

Là, son corps se déploie. Le bout de ses doigts la tire vers le ciel, elle touche les poutres, redescend vers le sol. La pièce est mansardée d’un côté, les murs sont sans fenêtres, mais une large ouverture vitrée au plafond lui livre une grande part de ciel. La pluie le soleil directement sur la tête et personne qui passe dans le champ.

Elle a besoin d’horizon.

En ville, elle a appris que c’est par le haut qu’il se donne.

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C’est la fin de l’automne. Le gris cendré des nuages lui fait regretter d’avoir manqué la splendeur des feuillages dorés, roux, qu’elle aime tant. D’ordinaire, elle se débrouille pour trouver le temps d’un week-end de balade au bord de la mer, dans la petite ville de son enfance. C’est l’époque des couleurs chaudes dans la forêt toute proche. Elle fait provision d’odeurs, d’images pour l’hiver. Mais cette année elle a travaillé sans relâche, ne s’est guère absentée de la ville. Elle prépare les dix ans de sa compagnie et ses journées se sont morcelées en séances de travail et rendez-vous épuisants.

Aujourd’hui, Lea a du mal. Elle sent que son corps lui échappe. Elle reconnaît un état qui revient, contre lequel elle a tant de peine à lutter.

Danser c’est trahir l’espace.

Alors autant le faire avec la plus grande précision.

C’est la loi qu’elle s’est donnée. Il faut la tenir.

Danser c’est altérer le vide.

Pourquoi inscrire un mouvement dans le rien ? Elle voudrait tant pouvoir juste contempler et habiter simplement, sans bouger. Elle envie ceux qui le peuvent. Elle, elle n’y arrive pas.

Elle est un mot étranger jeté dans une langue. Comme un mot tout seul jeté dans le silence. Elle se sent intruse. Depuis toute petite.

Alors elle danse. Il faut qu’elle trace, avec son corps, les lignes qui permettent d’intégrer l’espace. Seule la beauté du mouvement peut le sauver.

C’est sa façon de trouver place dans la vie.

Lea est chorégraphe par nécessité.

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Ce matin, une peur à laquelle rien ne résiste la diffracte à l’intérieur. Elle est toujours aussi démunie. A nouveau livrée à cette impression de vivre avec des éclats de bombe sous la peau. A l’extérieur, c’est lisse. Une belle femme qui promène un corps tranquille. Sur scène, pour les spectateurs, pour tout le monde, aucun problème. Les bombes ne s’attaquent qu’à l’intérieur. Personne ne les voit. Elle est un champ de mines. Et elle danse. Pour les éviter. Voilà comment elle se sent.

Lea ferme les yeux.

Elle a renoncé à connaître l’origine de la guerre en elle. Après tout, le champ ignore la main qui pose la mine.

Aujourd’hui elle se demande

Est-ce que tous les êtres humains sont des champs de bataille ignorants ?

Elle a trente-huit ans. Une carrière construite sans ménagement ni concession et une incapacité chronique à habiter calmement une histoire. Est-ce cet amour tout neuf pour un homme de l’immobile, un peintre, qui la bouleverse à ce point ? Ce matin, elle a peur de perdre Bruno, oui. Elle se connaît. A nouveau elle est submergée par le besoin farouche, irraisonné de faire le vide, de se retrouver sans homme, au risque de la désolation. Une vraie malédiction.

Ce matin, elle a peur d’elle-même. Mais sa peur se renforce d’une autre, venue de loin, de l’enfance.

Elle tombe dans le silence de sa mère.

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Hier, à la radio, elle a entendu un avis de tempête. Alerte rouge sur sa petite ville d’enfance. Idiot, cette angoisse folle qui l’a saisie. Sa mère sait faire tout ce qu’il faut pour se protéger. Elle a des voisins. Elle est solide malgré son grand âge. Et elle, elle prépare son prochain spectacle. On ne quitte pas tout le monde comme ça, juste parce que l’océan gronde et qu’une vieille dame est seule dans sa maison.

Sans attendre la fin de la météo, elle l’a appelée pour savoir si tout irait bien. Il fallait qu’elle se rassure.

Mais, au téléphone, elle a eu du mal à reconnaître la voix. Une dissonance. Ce n’était pas la voix qui la recrée d’habitude, vivante pour elle, où qu’elle soit. La voix peinait. Comme si un autre souffle cherchait sa route. Sa mère a murmuré qu’elle avait des choses, importantes, à lui dire.

Jamais rien. Sa mère ne demande jamais rien. Ni visite. Ni invitation aux spectacles. Elle n’a besoin de rien, ne se déplace presque pas. Lea lui a toujours gardé une place. A chaque création, au premier rang.

La place est toujours restée vide.

Sans aucune explication.

Sa peur, Lea, à l’autre bout du fil, l’a reconnue. Celle de l’enfance. Toujours. Une peur qu’elle n’a jamais su nommer. Elle n’a plus rien dit.

Comme d’habitude.

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Toute la journée d’hier a eu cette couleur mauvaise, indéfinissable. Avant de regagner son appartement, elle s’est arrêtée à la vitrine de la librairie italienne où elle aime fureter. Elle a lu les titres exposés. La musique de cette langue-là, la langue maternelle de sa mère, rien que dans les titres.

Elle avait besoin de la retrouver.

Elle n’a pas appelé Bruno.

Elle a dormi seule chez elle, tous ses livres en italien en pile au pied du lit.

La présence des mots écrits dans la langue de sa mère, à portée de main. Elle n’en a ouvert aucun.

Ce matin, elle peine.

Elle prolonge sa séance d’échauffement. Elle a du mal à se concentrer sur son souffle, à habiter son corps. Vraiment. Alors elle enchaîne avec les Suites de Bach.

Le violoncelle étire chacun de ses gestes. Dans cet étirement, l’erreur ne pardonne pas. Tout est amplifié.

Entre l’air et elle, il faut que ça sonne juste.

Incorporer l’exigence de chaque note. Totale. Le corps doit trouver sa propre découpe de l’espace. Plus de place dans la tête pour aucune pensée.

Sa pensée, c’est la vibration. C’est tout.

La justesse du mouvement justifie son souffle sur terre.

Il n’y a pas d’autre façon de vivre.

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La concentration totale sur chaque vibration d’archet et une absence tout aussi totale à soi-même. Alors seulement quelque chose a lieu.

Elle est en mesure.

Elle respire. La peur reflue.

Elle continue.

A nouveau, peu à peu, elle entre dans l’espace. Elle y a droit. Alors son temps lui appartient. Et elle, elle appartient au monde.

Lea danse.

Ses mouvements dans l’air trouvent leurs courbes exactes. Son corps est uni à l’espace. La beauté est là. Dans le souffle qui la relie à tout.

Un moment de grâce.

Impartageable.

Le disque est fini.

Elle reste debout, immobile. Elle laisse la musique vibrer encore en elle, jusqu’au silence.

Une pluie très fine s’est mise à tomber. Elle lève la tête, contemple les petites gouttes qui glissent sur la vitre, au-dessus d’elle. Du bout des doigts, elle touche, suit le tracé d’une goutte jusqu’au bord du vasistas. Elle réintègre sa haute stature, toute la vigueur de son corps. En même temps, elle retrouve la sensation délicieuse de ne plus éprouver son poids sur terre. C’est ce qu’elle aime quand elle a bien dansé. Elle ne pèse plus rien. Un atome de poussière parmi d’autres, infiniment d’autres.

Elle disparaît. Ça lui va.

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NAPLES 1940

Sur un grand lit, à Naples, dans une chambre, est allongée une toute jeune fille. C’est la guerre. Dans des pays des gens se battent. Mais elle, elle est allongée, dans une grande maison cachée au fond d’une cour.

  • Elle s’appelle Romilda.

Parfaitement immobile, les mains croisées sur la poitrine, on dirait une morte. Ses cheveux sont dénoués. Longs, noirs, parfaitement coiffés. Elle est vêtue comme pour une fête d’une robe d’organdi blanche parsemée d’étoiles.

Ses yeux sont fermés.

Elle ne dort pas.

Romilda s’essaie à disparaître. Vraiment. Elle imagine son corps de plus en plus resserré, elle absorbe par la pensée bras et jambes. C’est un exercice difficile.

Elle veut se réduire.

Concentrée, il faut respirer le moins possible. C’est une tentative d’amenuisement.

Une de plus.

Quand on ne peut pas réduire le monde, on se réduit soi-même.

Mais on ne disparaît pas si facilement.

Elle entend du bruit, des rires au rez-de-chaussée de la maison. Elle n’y arrivera pas. Pas plus aujourd’hui qu’hier.

Romilda ouvre grands les yeux. En alerte. Aucune voix masculine ne lui parvient d’en bas. Les rires sont des rires de femmes.

Alors elle plonge la main sous le lit. Elle attrape un livre, toujours le même. Un vieux livre aux pages fatiguées, aux bords cornés. Un livre d’amour. Et elle lit. Désespérément.

Que les mots au moins l’emportent. Loin. Loin.

Elle a seize ans. Elle n’a plus d’âge.

Page 8

Lea enfile son grand pull de laine brune, elle reste pieds nus, passe dans la pièce sur rue.

A la fenêtre, elle regarde les passants qui se hâtent. On marche toujours plus vite quand il pleut. C’est drôle, pense-t-elle, le front appuyé à la vitre, on s’immerge dans la mer facilement et on fait tout pour éviter juste quelques gouttes du ciel. Pourtant c’est bien toujours notre peau, la même, qui reçoit l’eau. En ville, est-ce qu’on fuit la pluie parce que tout le corps n’y est pas ? La sensation de l’eau glissant dans le cou suffit à glacer tout le reste. Il n’y a qu’à regarder les nuques rentrées dans les épaules de ceux qui se hâtent sur les trottoirs.

Quand elle était petite, elle aimait mêler l’eau de l’océan et celle du ciel les jours d’été où l’orage la surprenait sur la plage.

Sa mère la frottait de la tête aux pieds avec une grosse serviette éponge quand elle rentrait. Elle disait avec cet accent italien toujours si fort au bout de tant d’années Tu vas attraper la mort. Et Lea riait.

Non, elle n’avait pas attrapé la mort.

L’expression aujourd’hui lui revient. Pas le rire.

Ce matin, elle entend trop chaque mot, tout seul Tu vas attraper la mort. Non, elle ne veut pas. C’est la vie qu’elle cherche à attraper.

Elle frissonne. Son front a laissé sur la vitre une trace embuée. Tout à coup elle a froid.

Elle va se refaire un café. Il faut s’en tenir aux gestes simples pour chasser les pensées qui reviennent. Une méthode éprouvée.

Le répit aura été de courte durée.

Page 9

Elle saisit au pied du lit un livre dans la pile, laisse le hasard guider son choix. Aujourd’hui comme jadis, elle se réfugie dans le vieux fauteuil en cuir, celui de son père, qui l’a suivie dans tous ses déménagements, les jambes sur l’accoudoir, elle s’immerge dans les mots écrits.

Plonger dans la langue de sa mère parce qu’elle a peur de la perdre.

Comme elle a plongé dans les livres quand elle avait perdu le père. Elle avait six ans.

La rage de ne plus voir les longues jambes du père déambuler dans la maison. La rage de ne plus sentir l’odeur de sa cigarette. La rage des cendriers qu’elle était allée rechercher dans un carton à la cave, qu’elle avait remis exactement aux mêmes places, comme s’il allait revenir, comme s’il pouvait revenir. La lecture pour foncer. Et la danse pour ne pas tout casser dans la maison.

La langue de sa mère l’apaise. En lisant elle entend à nouveau sa musique.

Et elle se retrouve, assise sur ses genoux, dans la cuisine de son enfance.

Elle a son odeur et elle a sa voix. Inaliénables.

Elle se tient en équilibre, les fesses posées sur les cuisses nerveuses de sa mère, les pieds nus battant ses mollets.

Ses bras l’entourent. Que pour elle. Ses mains sont pour toutes les tâches du jour. Mais dans l’arrondi de ses bras elle niche, le nez au plus près du creux de son coude.

Elle la respire.

Sa mère chante une chanson de son pays qui rythme le mouvement de son poignet, une chanson de glaneuses, de bustes penchés vers la terre. Dans la cuisine, les épluchures des légumes tombent, régulières, sur le papier journal, et les légumes dans le grand faitout.

Une cadence.

C’est là, sur ses genoux, qu’elle a senti de tout son être ce qu’est le rythme d’un corps. Le son qui montait du ventre trouvait appui au fond de la poitrine et venait s’épanouir dans toute la pièce, en sortant de la bouche.

Elle a appris son corps en s’appuyant à celui de sa mère.

C’est là que tout a commencé.

Page 10

Sa mère l’a éduquée par vibrations. Sans le vouloir. Sans le savoir. Dans sa langue, on dit da sola pour les choses qui se font toutes seules.

Et elles, elles étaient toutes seules. Et les choses se faisaient.

Da sola, c’est le titre de sa prochaine création pour la scène.

Pour la première fois, dans son travail, elle a besoin de sa mère. Est-ce que de loin la vieille dame l’a senti ? Sans paroles, toutes les deux, elles sont liées si fort.

Sa mère a passé sa vie à se faire oublier. Plus que discrète. Effacée. Et voilà que maintenant elle veut la voir, lui “dire des choses importantes”.

Lea ne peut s’empêcher de craindre.

Le mot “effacée” ne la quitte plus.

La peur est dans le mot.

C’est cela qu’elle a éprouvé, exactement, qui l’a troublée au téléphone. Comme un effacement de tout le corps de sa mère. Elle a l’image d’une voix issue du sang directement, issue de quoi ? Elle a besoin de la cadence des légumes dans le faitout et de sa vraie voix, celle qu’elle connaît, en antidote. Depuis des mois elle les laisse résonner à la frontière fragile de la mémoire. La voix a poussé la porte.

Installer le corps de sa mère dans sa création, c’est ce qu’elle a décidé. Une gageure. Qui soulève bien des résistances. Qui s’intéresse dans la danse à ce qui vieillit, à ce qui meurt ? On va au spectacle pour voir des corps jeunes, vigoureux, agiles. Elle, elle veut placer cette droiture du corps de la mère comme un mât en plein milieu de la scène. Un rappel. La mort nous attend tous et l’équilibre du navire en dépend.

C’est bien le poids d’une vieille dame, frêle, sec, qui sera le centre de gravité du spectacle. Au flux et au reflux des mouvements des autres danseurs. Une vigie.

Elle imagine une immense radiographie tenue par les cintres.

Da sola. Avec deux mots, Lea cherche à nommer. Mais elle sait que dans ces mots mêmes quelque chose lui échappe.

Elle fait tourner sa tête lentement autour de l’axe des cervicales, en étirant la nuque, détend une épaule, puis l’autre. Il faut poursuivre le travail. Sans relâche.

Danser, c’est attirer le vide.

Un péril intime.

Ce péril-là, c’est elle qui le choisit. On n’échappe pas à la seule forme de liberté qu’on s’est donnée soi-même.

Chasta DOUCHARD

Ambassadrice de PEPA Education Agency