Un Bonus pour oser lire dix pages

« Oui, elle avait grand goût de ce pays, et grand goût du rêve dont elle rêvait pour lui, avec toute la force que met le créole à dire grangou, au point d’avoir placé – à peine le temps pour ses invités de ne pas laisser refroidir une petite camomille – plus de trente fois le mot goût dans le bouillon de la série qu’on lui avait confiée. »

-Georges Anglade, dans Ce pays qui m’habite

Ports-aux-Morts, métaphore carcérale et mortifère de la violence organisée par la dictature duvaliériste, et Nédgé l’exil, pour illustrer une ville à Montréal, sont deux des trois villages inventés par l’auteur haïtien Georges Anglade, dans son livre Ce pays qui m’habite pour évoquer l’itinéraire et l’enfance de la première génération des Haïtiens exilés à Montréal. Ce pays qui m’habite se veut le dernier livre qui complète la trilogie de Lodyans de Georges Anglade.

ANGLADE, Georges. Ce pays qui m’habite : Lodyans. Lanctot éditeur. (p. 48-59)

Osons lire un bonus de dix pages avec Ambassadrice Chasta DOUCHARD 

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PORTS-AUX-MORTS

La leçon magistrale

Le professeur scandait son cours, détachant les syllabes avec lenteur pour que l’assistance qui bondait son amphithéâtre, en ce mardi matin, puisse prendre le mot à mot de sa leçon magistrale prévue à l’horaire : introduction critique à L’Introduction à la critique de l’économie politique

« La fin dernière de toute Production, la fin dernière de toute production, est la reproduction, re-pro-duc-tion, des rapports de production et des moyens de production, des rapports de production et des moyens de production. Point. Toute analyse de production, virgule, toute analyse de production, virgule, doit donc se mener dans la perspective, pers-pec-ti-ve, de la reproduction de ce qui permet cette production. Point. Ainsi… » Il ne badinait jamais avec les mots, celui-là ! Comme tous les autres, d’ailleurs ! Dans l’enceinte déjà passablement sombre, tous les auditeurs, ostensiblement studieux, portaient des lunettes noires et des pantalons identiques de bleu denim dit gros bleu, et le même modèle de bottes noires lacées haut. Seules leurs chemises, aux coloris vifs et variés venaient égayer cette lugubre uniformité, en tombant droit cependant sur d’inquiétants renflements à la taille que l’on savait causés par le gros Colt .38-long quand il loge dans un étui. C’était au tour de maître Everson d’enseigner à ces étudiants peu amènes, venus remplacer, depuis le lundi matin, les grévistes pour que l’École Normale Supérieure ne soit pas en grève. Il ne saurait plus y avoir de grèves dans ce pays ! Il y allait du prestige du gouvernement dont le chef avait interdit, à tout jamais, que ce mot de grève vienne insinuer qu’une quelconque faction de son peuple puisse ne pas être très satisfaite de son sort.

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Il ne saurait plus y avoir de grèves, depuis deux ans que les toutes dernières avaient connu une solution finale, mettant ainsi un terme à trois années d’agitations qui avaient vu tous les groupes récalcitrants à la dictature se faire décimer : 

L’Église et les Scouts, le Commerce et les Jeannettes, l’Armée et les Footballeurs, les filles de joies et les Déjoïstes, les chauffeurs de taxis et les taxidermistes ; enfin tous. Et les universitaires. Mais ne voilà-t-il pas qu’une petite centaine d’étudiants et d’étudiantes, repartis en six sections et trois années d’études, dont les cinq doigts d’une main suffisaient donc largement à compter chaque promotion, s’avisait de lui dire non, à LUI. Ce dernier îlot de résistance agaçait souverainement le souverain qui, à sa septième année de pouvoir, avait vu sa présidence-à-vie inscrite depuis peu dans la Constitution par une Chambre d’une autre petite centaine de représentants, ceux-là comme il les aimait. 

Les questions en litige, qu’elles furent des plus dérisoires aux plus fondamentales, importaient peu en la circonstance ; c’était le non, à lui […], qui valait offense. L’officier du Palais, surnommé « l’intelligent » – un ancien transfuge de la section des sciences naturelles de la Normale, passé à l’Académie militaire -, était venu rencontrer les étudiants avant le vote de grève. En sa qualité de chargé du Bureau des symboles au Département de la propagande, il n’avait laissé aucun doute sur les intentions du pouvoir de ne jamais reconnaître un état de grève. Tout simplement, la grève ne devait plus exister dans les langues parlées au pays, comme mot et comme chose. Toute une liste d’autres termes subversifs avaient aussi été rayés de l’usage courant et remplacés par de nouveaux, plus conformes. 

Il ne devait plus y avoir de syndicats, associations, unions, attroupements, regroupements de plus de trois personnes. Tout devait continuer à marcher au pas, l’enseignant enseignant, l’étudiant étudiant, le commerçant commerçant, le fonction-naire fonctionnant… et le Bureau des symboles était prêt à envoyer un bataillon de macoutes du Palais suivre les cours, s’il le fallait, pour garder ouvertes les salles de la Normale qui ne saurait être en grève. 

Deux années de déprime depuis la grande grève étudiante de 1961-1962 et une récente rentrée scolaire houleuse avaient abouti à ces événements du début novembre 1964. Ce n’est pas qu’il lui fût impossible, au chef, d’envoyer un de ses bouchers faire de petites bouchées de ces cent étudiants, mais comme il ne pouvait plus y avoir de grèves, de contestations ou d’oppositions, c’eût été perdre la face que de réagir par la force. L’opinion publique, dans son évanescence, était devenue l’obsession de la dictature, puisqu’elle n’offrait aucune prise aux mains que l’on rêvait de lui mettre dessus. Les rumeurs étaient devenues l’arme des vaincus et l’appareil policier, traquant toutes paroles dites subversives, était impuissant à les empêcher de se transformer en opinions publiques ; ce qu’en termes précieux à la Normale nous déclinions du phémè devenant doxa

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Toutes les salles de cours furent donc bondées pour cette dernière semaine d’avant les examens de mi-session. La direction ayant reçu l’ordre de ne rien changer à sa programmation, mesdames, messieurs les professeurs firent tenir au secrétariat, comme d’habitude à l’avance, leurs sujets d’examens, et les babillards furent couverts de convocations des étudiants et des étudiantes dans les différentes salles ou se dérouleraient les épreuves écrites. Pour chacune d’entre elles, le temps accordé était de six heures d’horloge, et la tradition de la Normale en mi-session était d’afficher, une semaine à l’avance pour chaque matière, cinq sujets dont un seul serait retenu le jour de l’examen. 

L’Union des enseignants et enseignantes avait été l’une des toutes premières à avoir été démantelées, en même temps que les syndicats ouvriers, et tous les membres de cette profession se devaient de donner normalement leurs cours, fût-ce devant une salle vide. Les questions d’examen de cette semaine-là furent donc leur douce vengeance. En thème latin pour les forts, le sujet proposé fut que l’un quelconque des éditoriaux écrits ou parlés serait retenu, notamment l’envolée quotidienne à la radio gouvernementale qu’animait un surnommé « Ti-bourrique » tellement il hennissait. Le risque était grand de leur faire cadencer à la Cicéron pendant six heures ce jour-là l’exégèse d’un aphorisme du chef dans ses Mémoires d’un leader du Tiers-Monde. En géographie, il y avait fort à parier que Sparte au Ve siècle avant Jésus-Christ ou Florence au début du XVIe siècle serait retenu pour dégager les lignes d’horizon fin de siècle d’une centralisation port-au-princienne qui poussait vite vers un retour aux cités-états. La littérature haïtienne, entre autres pièges, proposa un essai sur la subversion politique et sociale en se tenant faussement loin de la conjoncture, sous le titre Les lodyanseurs du Soir, le journal de Justin Lhérisson qui accueillait ce genre en pleine effervescence au début du siècle. Enfin, en littérature française, c’est sur la Ballade des pendus, placée dans la liste des textes retenus, que probablement une foule de considérations allaient actualiser la question de la peine de mort, si légèrement appliquée à tous propos, et envers et contre tous. 

Pas un seul de ces nouveaux étudiants à la mine patibulaire ne se présenta aux examens. Évidemment, a-t-on envie de dire. La Normale vide fut enfin proclamée en grève par l’insaisissable bouche à oreille qui suivait la passe d’armes. Le Gouvernement perdait la face, certes, mais le Gouvernement perdit surtout patience. 

On attendait les bouchers ; vinrent les charpentiers. L’École, immédiatement fermée pour réparations, vit sa façade se hérisser d’échafaudages évocateurs du gibet de Montfaucon. Le Bureau des symboles semblait filer la métaphore ; il ne manquait plus que les cordes et les cous. Les cent prirent leurs jambes à leur cou pour de lointaines balades, exception faite de trois d’entre eux – plus braves ou moins prudents ? certainement moins chanceux. Ils furent attrapés le soir même en train d’installer aux poutres des cordes aux nœuds coulants, et pour lesquels, en 2004, la nouvelle amicale des anciens de la Normale qui a vu le jour à Montréal en 2001, compte célébrer, en même temps que le bicentenaire de l’indépendance nationale, le quarantième anniversaire de leur pendaison haut et court en ce beffroi.

[…]

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T’a-t-on parlé de moi ?

Men djèt-la, papa, men djèt-la, papa… chante en créole la foule entraînée par la batterie des sonos de carnaval sortis pour l’inauguration de l’aéroport François-Duvalier. L’avion redécollera, une heure après, avec douze prisonniers revenus de justesse de ces lieux d’où l’on ne revenait pas. C’était le deal. Une chance que la bête était repue après cinq ans de terre brûlée et de décimation. Plus rien ne poussait, plus rien debout, tout était consommé. Un long sommeil digestif de reptilien commençait. Elle ne dormait que d’un œil, cependant, la bête. Heureux ces douze… 

La sortie de prison est comme le choc d’un crash. On revient de l’autre cote de la vie dans un immense fracas. Chaque cicatrice racontera plus tard l’histoire de la suture de ses lèvres, beaucoup plus tard, car il faut du temps à la croûte avant qu’elle ne s’écaille. C’est qu’on ne sort jamais de prison dans sa tête, on y revient tous les soirs au début, puis les week-end, et cela s’espace d’année en année, pour faire dix ans, vingt ans, trente ans… Sur le coup, il faut quand même faire face à tous ceux qui veulent savoir. Parler de ce qu’ils veulent entendre. Dire et redire. 

Faire bonne figure. On n’avait pas encore la rectitude politique comme terme, quoique ce soit tout à fait de cela qu’il s’agissait déjà. Mais tout n’était pas triste… 

Faut pas croire !

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T’a-t-on parlé de moi ? Ils baissent toujours la voix quand il leur vient de poser cette question. Même quand personne n’est à portée. C’est au-dedans d’eux qu’il leur faut ne pas faire trop de bruit. Tous ceux qui s’en sont sortis vous le diront, vient un moment où, de vos interrogatoires en prison, votre vis-à-vis chuchotera, en détournant quand même les yeux de n’avoir pas su se retenir : T’a-t-on parlé de moi ? Une forme impersonnelle, presque neutre, qui n’ose même pas le T’ont-ils parlé de moi ? Comme si ce « Ils » était un pronom compromis en grammaire de dictature, une sorte de désignation risquée dont le pronom indéfini ne se rend pas coupable. 

Il  y a ceux à l’intérieur pour lesquels c’est une question de mort. Ils ont tout simplement peur que ce ne soit un jour leur tour, malgré de louables efforts pour courir loin devant la politique. Mais ils la savent assez rapide pour rattraper n’importe qui, un jour ou l’autre. Ils ont simplement peur et ne savent pas qu’il est très honorable d’avoir peur, de ce qui le mérite effectivement. À ceux-là, un « non, ON n’a pas parlé de toi » suffit. ON avait d’autres chats à fouetter, tiens ! Pour le moment. 

Et puis il y a ceux à l’extérieur pour qui c’est une question de vie – car la survie était déjà assurée à bonne distance d’exil, hors de portée des tentacules. Répondre par oui est faire un heureux qui ira partout clamer qu’il compte encore, dont preuve par neuf. Comme à ces deux qui se dépensaient tellement et qui en avaient grand besoin, je fis cadeau d’un oui. Répondre par non est, comment dirais-je… je ne dirai pas. (À cause de cette brochette de psy qui – à coups d’essais sur le Syndrome des Désordres Post-Traumatiques, SDPT – traquent ce vaste échantillon que nos façons de faire ont fourni à la science). Disons seulement que c’est le fond de commerce des revenants que l’usage discrétionnaire de ces réponses par oui ou par non. 

Ils étaient trois à m’attendre, autour d’une table ronde, bellement éclairée par une immense verrière dominant le bord de fleuve de Montréal, une table d’état-major, pour verbe haut. Ils étaient trois, importants et complotant, jamais touchés par le doute du rendez-vous prochain avec l’Histoire, et s’y préparant par l’apostrophe et le postillon. Ils étaient trois, créateurs de la variante. 

Le premier, celui à qui les autres donnaient du Monsieur le Président, d’une voix légèrement hésitante tout de même.