Des nouvelles déroutantes à Fonds-Parisien

« Les arbres bruissaient faiblement, des petits lézards verts se poursuivaient dans la feuillée et, quand la brise soufflait, peignant la chevelure ébouriffée des branches, elle faisait tinter l’une contre l’autre les petites feuilles lancéolées des arbres-reposoirs d’un léger bruit métallique. Un dialogue secret semblait se dérouler entre les mapous et le grand ciel bleu. »

~Jacques Stéphen Alexis, Les Arbres Musiciens 

Deuxième titre publié par l’écrivain haïtien Jacques Stéphen Alexis, Les Arbres Musiciens se voit figurer parmi les œuvres les plus remarquables de l’auteur précité. En y faisant une description fructueuse du monde des petits paysans, des rites religieux et de la vie à la fois difficile et chaleureuse de la communauté, le romancier Jacques Stéphen Alexis nous fait revivre les années 1940 d’Haïti, une époque où la seconde guerre mondiale était encore d’actualité et où les Américains voulaient saisir cette occasion en expropriant les paysans haïtiens de leurs biens par le biais de la Société Haïtiano-Américaine de Développement Agricole (SHADA). Divers conflits prennent alors naissance, opposant prêtres catholique et vaudou d’une part et d’autre part, militaires et paysans. Par-dessus tout, Les Arbres Musiciens demeure un joyau ; rendant un magnifique hommage à la culture traditionnelle, aux beautés naturelles des paysages et à la vie en harmonie avec la nature et posant un besoin d’évolution. 

ALEXIS, Jacques Stéphen. Les Arbres Musiciens. 1957. Éditions Gallimard. (p.104-114)

Osons lire dix pages avec Ambassadrice Chasta DOUCHARD.

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  • … P’tit garçon, ho ! Ne t’avais-je pas dit d’aller « bousquer ¹ » le manger des cochons ? Que fais-tu là encore ?…

Joysilus, le « petit garçon », décocha un regard en biais au « vieux macaque », son propre parrain, le général Miracin.

Il lui « coupa » un véritable coup d’œil mais ne se le fit pas redire une nouvelle fois. Il partit au trot.

Le général Saint-Fort Miracin, « geal » Miracin comme on disait, était allongé dans un hamac bariolé, l’éventail à la main, une pipe d’argile sur le ventre, un « fouet’cache ² » sur les genoux, son derrière pointait dans la toile de sa couche comme une menace contre la terre. « Geal » Miracin remuait sans arrêt une bouche édentée aux lèvres invaginées en cul de poule. Il avait une furieuse moustache, « geal » Miracin, une belle accolade aux pointes brandies en direction du nez, la volute touffue se recourbait vers ses fausses lèvres a tel point qu’il semblait ruminer inlassablement les poils fous qui lui envahissaient la bouche. Son long bras décharné chercha à terre, sa main, araignée, préhensile, se referma sur une bouteille de trempé d’absinthe, elle accrocha, avant de remonter, un gobelet d’argent doré à l’intérieur et atterrit dans le hamac. Il se versa une rasade, but, fit la grimace, lança un jet de salive brune et poursuivit son intempérant soliloque.

1.Chercher, de l’espagnol, buscar.

2.Fouet de charretier.

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La chaleur tourna court ; toutes les feuilles commencèrent un ballet frénétique, une gigue éperdue dans les rayons roses du couchant. Entre deux promontoires de nuages dorés aux assises gris de plomb, le ciel est un golfe d’azur, étrange et tendre. Contreforts sombres soutachés de couleurs orange, durs récifs de lune blême, fjords de corail blanc, voilures d’organdi bois de rose, le ciel est plein de chapelets d’îles, archipels rouges, ocre, safran, bruns, acajou ou violets.

Plumes lumineuses, panaches, pompons, pralines, berlingots de fumée. Au large de cette mer céleste, il y a des traînées d’algues violacées, des méduses claires, des poussières vertes et des oiseaux, autruches, flamants, paradisiers qui nagent, et des poissons, anguilles, rascasses, rougets qui volent. Ça et là, blancs et ruant, des embruns se cabrent, chevaux du ciel.

Sur la terre l’alizé vespéral fait des ablutions fraîches aux paysans fourbus qui rentrent des champs, courbés sous leurs houes luisantes et les feuilles, infatigables ballerines, se font de tintantes confidences. Au bout de la plaine, la plaine plantureuse de récoltes et calme comme un ventre respirant, le lac assiste au mystère céleste. Le lac d’argent clair reflète un vaisseau de nuages, un gigantesque requin saumoné qui va doucement dans la mer-ciel. 

Joysilus avait seulement oublié que c’était le jour d’aller quérir le manger des cochons. Il aimait bien ça, se balader au bourg. Jamais vu un garnement aussi rosse que Joysilus ! « Geal » Miracin avait une secrète affection pour ce bougre qui même sous les raclées faisait encore le rodomont. Peut-être son parrain était-il le seul homme à pouvoir le mater, le « cabester ». Il lui obéissait, mais il obéissait rageusement, prêt à griffer, à miauler, à mordre. 

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La campagne et le bourg de Fonds-Parisien se pénètrent autant qu’ils s’opposent. Les habitants du bourg réservaient aux pourceaux du général les trognons de légumes, les pelures de fruits, de patates et de bananes, les cosses et les raclures. Nul n’aurait refusé cela au général Miracin. Joysilus adorait flâner dans les trois rues poussiéreuses, entrer dans les cours, fouiner, prendre l’odeur du fricot, cueillir un propos, n’ayant l’air de rien, et revenir avec une verte médisance aux lèvres, comme une cocarde. La lippe heureuse qu’il faisait en racontant que M. Bonaven-ture avait le pied succulent, que la fille du maire Vertus Dorcil portaient des soutiens-gorge capables de recueillir une paire d’ignames siguines ¹, qu’Ange Desameaux, le contrôleur’ des contributions fricotait avec Alexandrine Acélhomme, la femme de l’arpenteur, et tant d’autres choses qu’il serait vraiment malséant de colporter !

Curieux homme que ce « geal » Miracin ! Général de l’ancienne armée nationale d’avant l’occupation yankee, c’était donc un général pour de vrai, ayant connu la giberne, les caracolades dans la mitraille et les salves de canon. Ce foudre de guerre presque illettré avait fait de mirobolantes campagnes militaires. Avec l’invasion étrangère, ce fut la fin des chevauchées glorieuses. Actuellement il ne possédait pour tout bien que le ‘lopin de terre sur lequel s’élevait sa maisonnette. Entouré d’une douzaine de ses nombreux filleuls, il cultivait du maïs, du petit-mil, des patates, des mangoyos, des bananes et autres vivres, il avait un taureau, trois vaches, de la volaille et son étable à cochons. Il était redevenu paysan. Joysilus devait maintenant approcher du bourg.

Il gambaderait sur la route, courant après les libellules et lançant des cailloux aux roquets diaphanes des campagnes.

S’amenèrent Aristil Dessin, Innocent Dieubalfeuille et Théagène Melon, trois compères qui venaient souvent tenir la jambe du général et faire chorus à ses interminables histoires.

1.Ignames géantes

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Question également de téter une bouteille si désinvoltement et si libéralement abandonnée sous le hamac ! Il y avait d’ailleurs toute une compagnie de graves cul-terreux qui faisaient ce métier-là et constituaient le cercle du général.

Non qu’ils ne fussent pas attachés à leur hôte, ces rudes nègres des feuillages, toujours s’échinant, beaucoup de sueurs, peu d’oseille, peu de distractions et jamais de repos. Non.

En trente ans de voisinage se tissent des liens secrets que n’arrive pas à corroder cette habile vertu paysanne, le bon calcul, la sempiternelle attitude intéressée des terriens, petits possédants et gagne-petit, c’est vrai, mais nativement orientés dans le sens du profit, vers le mercantilisme, le lucre et la resquille. Seul un lent et patient avenir pourra couper les racines prédatrices de la gent rurale ! Pour le moment, tant qu’il y aurait du tafia et du trempé d’absinthe, ils resteraient fidèles à l’amitié, aux vertes gaillardises, aux colloques soucieux sur les pluies, « les secs ¹ » et les récoltes, aux propos désabusés sur la couleur du temps, aux souvenirs attendris sur les âges d’or anciens, aux récits matamoresques du général Miracin.

En tête des trois compères, venait Innocent Dieubalfeuille, un vieillard long comme un « balai du jour de l’an ² » à la brosse de latanier sale : ses cheveux et sa barbe de poils raides et jaunes. Il penchait d’un côté, l’Innocent, tordu par un méchant rhumatisme déformant, il tournait des petits yeux marron et pétillants de malice dans ce qui devait être son visage et qui n’était qu’un hirsute plumeau de barbe. Il vous montrait tout juste un bout de nez tout rond, joyeux et étonnamment lisse, qui témoignait du bon danseur de calinda, gaillard, voire même égrillard, qu’il était resté. Innocent Dieubalfeuille avait son lopin de maïs et de vivres à un vol de pigeon de la chaumine du général Miracin, près de la source Aux Mombins.

1.La sécheresse.

2.Long balai pour les grands nettoyages.

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Les deux autres marchaient après lui, engoncés dans les mêmes vareuses bleues sur pantalon de même tissu. Aristil Dessin était un tout petit homme à la mine bilieuse, toujours prêt à assaillir celui qui oserait l’appeler monsieur Loin-du-ciel. La machette à la fesse, il allait, se dandinant sur ses pattes truffées de chiques ¹, sautillant, se pressant comme s’il avait un plein halefort d’histoires et d’ « audiences » à déverser. Sacré bavard ! Il était un peu le rival de « geal » Miracin en histoires bravaches, ayant jadis dans une crise de rage contre un « marine » yankee trop impertinent, repris le vieux fusil Gras qu’avait alors tout bon Haïtien dans son giletas ². Après avoir rejoint les patriotes en armes de Charlemagne Péralte il avait mené la guérilla pendant des années et participé à toutes les actions désespérées des partisans.

Théagène Melon, ni gros ni maigre, ni grand ni petit, était pour sa part un placide, un sage. Il prenait son temps, marchait à pas comptés, transportant une tête rougeaude, fortement prognathe, oscillant sans arrêt le chef de droite à gauche. Ce tic était peut-être le seul indice de son grand âge. Pincé, circonspect, Théagène ne parlait guère, étant bègue, mais s’il était question des champs, il prenait son courage à deux mains et explosait d’une parole comprimée, sentencieuse autant qu’inattendue.

– « Geal » Miracin, les voleurs sont enragés dans la région ! s’écria Aristil.

– Ils m’ont encore pris un cabri et trois poules ! annonça Innocent.

– Ces ma-ma… mal… mafinis ont ra-ravagé mon jardin !

Surenchérit Théagène.

Aristil n’était pas d’humeur à céder la parole aux autres plaignants. Il semblait la proie d’une agitation à peine contenue et devait avoir pris une décision grave.

1. Espèce de ciron, parasite qui pénètre dans la plante du pied.

2. Grenier, soupente.