Entre désespoir et volonté de vivre, l’aube fait valser ses couleurs
« Ma rage a fondu à mesure. Pas l’anxiété qui me fixe de ses grands yeux torves. Je ne veux pas de cette renifleuse des douleurs. J’ai sur la langue, dans les oreilles et les yeux, au creux de mes mains, tant le goût de vivre. »
-Joyeuse dans La couleur de l’aube
Yanick Lahens, écrivaine haïtienne éminente dépeint avec une remarquable économie de moyens le destin d’une famille sombrée dans le désespoir dans son titre La couleur de l’aube. Tout en y construisant l’allégorie d’un pays où la monstruosité voudrait se faire loi, Yanick fait parler à tour de rôle les personnages principaux de son roman : Angélique et Joyeuse. Cette narration alternative de l’histoire par une fille sage et une fille rebelle, respectivement Angélique et Joyeuse, fait valoir une certaine révolte face à la mort ainsi que la volonté de vivre.
LAHENS, Yanick. La couleur de l’aube. 2008. Éditions SABINE WESPIESER. (p.6-24)
Osons lire dix pages avec Ambassadrice Chasta DOUCHARD
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J’ai devancé l’aurore et j’ai ouvert la porte sur la nuit. Non sans avoir posé les deux genoux par terre et prié Dieu. Comment ne pas prier Dieu dans cette île où le Diable a la partie belle et doit se frotter les mains. Dans cette maison où, sans crier gare, jour après jour, il a établi ses quartiers.
Trois fois de suite j’ai répété un psaume de David en prenant soin d’appuyer sur chaque syllabe pour être certaine qu’en parlant si intensément à Dieu je fasse œuvre qui vaille. Que le ciel au-dessus de ma tête ne soit pas qu’une moitié de calebasse vide :
Quand les méchants s’avancent
contre moi
Pour dévorer ma chair…
Toute la nuit mes yeux ont scruté les ombres. Toute la nuit j’ai prêté l’oreille au crépitement de la mitraille au loin. On voudrait toujours l’imaginer loin. Très loin. Jusqu’au jour où la mort vient saigner à notre porte. Jusqu’au jour où elle éclabousse nos murs. Comme les autres, tous les autres, j’attends…
Fignolé, mon jeune frère, n’est pas rentré hier soir. Je ne l’ai pas entendu ouvrir avec précaution la porte d’entrée ni soulager bruyamment sa vessie comme il le fait souvent dans la cour arrière. Et son lit, qui de jour sert de canapé au salon, n’est pas défait. Depuis quelques mois je m’inquiète pour Fignolé. Je ne suis pas la seule. Comment ne pas s’inquiéter pour Fignolé ? Lui qui a toujours tenu nos vies au bord de l’asphyxie. Lui que la peur n’a pas réussi à mettre à genoux. Où a-t-il bien pu passer la nuit ? Où… ?
Il est tout juste quatre heures trente… Ce moment entre ombre et lumière est celui que je préfère. Celui où je peux penser en toute liberté à ceux qui occupent cette maison. À tous ceux que je ne sais où trouver ou qui sont trop loin. L’heure de mes rancœurs accumulées, l’heure de mes haines aux cent raisons, de mes attentes en cortège, de mes privations à faire pleurer de rage. Rancœurs, haines, privations, je les accueillerai bientôt toutes. Sans distinction aucune. Comme des commères bavardes.
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Je porte au-dedans de moi tant d’autres femmes, des étrangères qui empruntent mes pas, habitent mon ombre, s’agitent sous ma peau. Pas une ne manquera à l’appel d’une jeune femme de trente ans que le temps a usée sur toute sa surface. D’une jeune femme foudroyée il y a quelques années déjà et qui feint de continuer de vivre comme s’il ne s’était rien passé.
Ti Louze est déjà partie chercher de l’eau à la fontaine du quartier. Elle a dissimulé dans un coin la natte qui lui sert de couche tout contre la porte donnant sur l’arrière-cour ainsi que les haillons qu’elle empile dessus tous les soirs. Espérons qu’elle reviendra entière et indemne de ces inévitables émeutes de l’eau où très tôt nous apprenons à nous faire les dents. À aiguiser nos crocs. Nous sommes dévorés par la rage comme des chiens. Bientôt il nous poussera une queue et nous planterons quatre pattes au sol. Il n’est que d’attendre !
Dieu qu’il fait frais ! J’ai placé la cafetière sur le réchaud à gaz dans la cour arrière et remonté avec précaution le col de ma robe de chambre dont le rouge a tourné depuis longtemps en une couleur d’usure. Une couleur bistre, méconnaissable. De la rigole qui longe le mur tout au fond de cette minuscule cour, monte une odeur tenace de pourriture et d’urine.
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Elle s’est engouffrée en bouffées obscures quand j’ai ouvert la porte. Et pour ne rien arranger Fignolé n’est pas rentré. L’une d’entre nous devra aider Ti Louze à porter les détritus jusqu’au coin nauséabond où tous les occupants du quartier les empilent encore et encore sans qu’aucun service public ne songe à les enlever.
L’aube de février est à givrer le sang. Bien calée dans la dodine {1}, les bras croisés sur la poitrine, jambes ouvertes, je règne sur cette arrière-cour comme sur un grand palais de solitude où je peux, le temps de quelques minutes, me permettre d’être folle. Reine et folle ! Le corps plein de remous à me secouer de la pointe des pieds à la racine des cheveux. C’est dire que j’ai un corps qui peut encore servir. Tenez, là sous mon sein gauche, ma vie bat en secret comme un oiseau captif. Je la sens quelquefois palpiter jusqu’à vouloir me couper le souffle. Assise comme une vache pleine, j’attends cette main attentive qui saura comment faire pour la réveiller dans un claquement d’ailes.
Pour la tirer des marécages de l’ennui.
Pour la guérir de cette usure pour rien.
J’attends…
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Sur ma peau traîne la senteur entêtante des feuilles d’orangers et de corossoliers répandue à grands traits. Elles ont macéré des heures dans une bassine au soleil. Derrière la plaque de tôle qui nous sert de paravent dans l’arrière-cour, je m’en suis méticuleusement lavé le visage, le ventre, les bras et les jambes avant que le sommeil m’emporte. Je suis une créature de lueurs vives dont le corps s’est défait à mesure de la gaucherie enfantine pour une vigueur et une souplesse qui m’enchantent.
Combien de temps ai-je mis à devenir une femme ? Je ne le sais pas. Mes hanches ont pris une franche ampleur. Mes cuisses se sont allongées comme des palmiers. Au fil des jours, un nid profond s’est creusé entre mes deux seins. En s’assombrissant, la fine ligne entre mon nombril et mon pubis est devenue objet de mystère et de convoitise. Quand j’étais à l’âge où Mère me lavait, elle aimait répéter qu’à cause de cette ligne mon premier-né serait un garçon. Aujourd’hui c’est un détail curieux qui aiguise l’imagination et l’ardeur des hommes. Dont je n’ai pas encore fait le tour. Dont le moment de faire le décompte est encore loin. Très loin. Et puis il y a Luckson… Je n’ai qu’à fermer les paupières pour revoir, encore et encore, son torse qui me cherche, ses yeux avides près des miens et succomber d’insolence et de désir. Je suis pourtant une jeune femme quelconque. Tout à fait quelconque. Je le sais si bien que je m’acharne jour après jour à transformer ce quelconque en quelque chose de précieux. J’aime les hanches minces de Luckson. J’aime sa bouche de mise en garde. Ses mains effrontées. Luckson, miel et danger.
J’ai ouvert les yeux avec tout juste le plaisir de me sentir exister. À côté du souffle endormi de Mère. Avec au plus chaud, au plus vif de moi, cette musique secrète qui berce mes oreilles, met le feu à mes yeux, anime mes mains, brûle mes lèvres.
[…]
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Mère […] a pris la peine d’apaiser la gourmandise de la déesse, en lui servant trois tablettes aux noix sur l’assiette en fine porcelaine. Une assiette que ma patronne, Mme Herbruch, a oubliée sur son bureau et que j’ai volée un après-midi de juin. Oui volée. Pourquoi juin, pourquoi cet après-midi-là ? Je ne saurais l’expliquer. Toujours est-il que le lendemain, les yeux secs et fixant les siens, je l’ai moi-même aidée à mettre la boutique sens dessus dessous pour la retrouver.
« Joyeuse, c’est une assiette à laquelle je tiens beaucoup. »
Elle s’est mise en colère trois jours d’affilée et puis n’en a plus fait mention. La colère qu’elle exprimait à cause de la perte de cette assiette me fascinait. Tout à l’intérieur je demeurais de glace pour mieux l’observer et tirer les conclusions qui s’imposent sur la gamme des sentiments que pouvait soulever la perte de quelque chose d’aussi futile. Mme Herbruch n’est quand même pas à une assiette près !
Les dieux de Mère et celui d’Angélique ont creusé entre elles et moi une profonde ligne de démarcation. J’ai soupesé entre le Dieu respectable d’Angélique et ceux illégitimes de Mère, et suis restée sur ma faim. De l’autre rive où j’ai planté mes pieux en plein midi au milieu des vents, je les vois toutes les deux se débattre aveugles tâtonnantes contre des ombres. J’ai choisi la lumière, le vent et le feu. Dussent-ils m’aveugler. Dussé-je y laisser ma peau.
J’ai hâte de sortir. De retrouver l’haleine fraîche de l’aube. De quitter cette maison qui voudrait coller à ma peau ces relents de renfermé, de sueur, ces effluves de manque d’eau et de privations, toutes ces senteurs tenaces, immémoriales, des pauvres. Et puis nous respirons à peine la nuit. Mère n’a pas perdu la fâcheuse habitude de sa lointaine campagne, avant de s’endormir, de calfeutrer les fenêtres, de boucher les interstices avec tous les bouts de tissu qui lui tombent sous la main. Toutes issues scellées, elle tient la maison fermée comme un poing. Par crainte de toutes les créatures visibles et invisibles qui attendent la nuit pour exister. Mère dit que la nuit est si propice aux mauvais airs, si favorable aux apparitions !