De l’effondrement du milieu biotique à sa restauration 

Collapsologie : Théorie de l’effondrement global et systémique de la civilisation industrielle, considéré comme inéluctable à plus ou moins brève échéance, et des alternatives qui pourraient lui succéder. (On dit aussi effondrisme).

Collapsologie, encore un nouveau mot ! C’est ce même mot qui a attisé l’attention des auteurs Gauthier Chapelle, Pablo Servigne et Raphaël Stevens au sujet de l’effondrement de la biosphère ainsi que celui de la société dans laquelle nous vivons. 

« Une autre fin du monde est possible » est, en ce sens, l’intitulé de cet essai traitant de l’entraide, facteur clé pour nous êtres humains, si nous voulons réellement survivre. En effet, nous sommes appelés à vivre en société en nous aidant les uns les autres et non en nous entredéchirant.

Ce livre s’avère être essentiel pour améliorer notre vision du monde biotique et ainsi nous permettre de renouer des liens avec les éléments vitaux de la nature. En plus de la collapsologie, les auteurs ont donc trouvé nécessaire d’aller explorer la collapso-sophie. (À vous, chers lecteurs, de rechercher la définition de ce terme à caractère humaniste).

CHAPELLE, Gauthier, SERVIGNE Pablo et, STEVENS Raphaël. Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre). 2018. (p. 196-216)

Osons lire dix pages avec Ambassadrice Chasta DOUCHARD

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Tisser des liens

Notre société est clairement assoiffée de liens et de sens, car elle en a asséché les sources. La science, la technique et le capitalisme désacralisent tout et nous isolent, noyés dans une quantité toujours plus impressionnante d’objets de toutes sortes. Y a-t-il un sens à tout cela ? Où sont les autres ?

Le philosophe Abdennour Bidar appelle Tisserands les personnes (nombreuses !) qui s’emploient à « réparer le tissu déchiré du monde ». Pour lui, il y a trois types de liens essentiels à retrouver : le lien à soi, le lien aux autres et le lien à la nature. C’est précisément ce que propose Joanna Macy depuis quarante ans à travers les ateliers de « Travail qui Relie ». Ce faisant, ces deux auteurs (et d’autres tisserands) touchent à un quatrième lien fondamental à reconstruire : le rapport à ce qui nous dépasse.

Le premier type de liens (le rapport à soi, à ses émotions et à son intériorité) a été développé dans les chapitres précédents. Dans celui-ci, nous proposons d’explorer les autres liens : la « reliance » avec les autres humains, en faisant appel à notre aptitude à l’entraide profondément inscrite en nous ; les « retrouvailles » avec les autres qu’humains… qui se vivent aussi par une prise de conscience du « temps profond » de l’histoire de la vie sur Terre ; et finalement la reliance à ce que nous pourrions appeler le « sacré ».

Ce que nous avons appris ces dernières années par l’expérience, mais que nos ancêtres et d’autres peuples savaient déjà, c’est qu’il est possible d’être en lien autrement que par les réseaux sociaux, les nouvelles technologies, l’indium, le cobalt ou le palladium.

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Entre humains

Souvenons-nous que, même s’il y a une infinité de causes aux soucis de l’humanité, il y a toujours trois manières de mourir en masse (qui se nourrissent l’une l’autre) : les guerres, les maladies et les famines. Il est toujours possible qu’elles se produisent localement et sporadiquement mais, lorsqu’elles se développent à grande échelle, il survient immanquablement quelque chose que les historiens ou archéologues du futur appelleront un effondrement.

Les années à venir portent en elles la possibilité bien tangible de conflits armés. L’objectif des réflexions que nous avons portées dans un précédent ouvrage L’Entraide, l’autre loi de la jungle était de fournir quelques idées et outils pour prévenir ces conflits, ou au moins pour qu’ils ne se produisent pas si rapidement à si grande échelle. Et si cela devait arriver, ces idées d’entraide seraient simplement le quotidien des groupes et communautés qui survivraient dans les décombres.

UN FUTUR D’ENTRAIDE ?

Les leçons que nous avons tirées de l’exploration de ce que nous nommons entraide (toutes les manières qu’ont les êtres vivants de s’associer) peuvent se résumer à quelques points clés.

D’abord, l’évidence que l’entraide et la compétition sont partout, entre les individus et entre les espèces, depuis la nuit des temps. L’entraide est profondément ancrée en nous, les êtres humains, grâce à un long héritage biologique et culturel (entremêlés), la rendant facilement mobilisable grâce à quelques principes. Des études récentes ont même confirmé que la coopération était un thème central dans les récits populaires du monde entier depuis plusieurs dizaines de milliers d’années. Mais le problème de notre société est qu’elle se trouve sous l’emprise d’une puissante culture qui ne jure que par l’individu et la compétition.

Ensuite, il y a le constat contre-intuitif (pour notre société gavée de compétition) que ce sont les pénuries, les coups durs et les milieux hostiles qui font émerger l’entraide. On retrouve ce principe sur deux temporalités différentes. D’abord dans notre vie lorsqu’une situation très stressante nous tombe dessus ou lorsqu’il faut réagir à une catastrophe. En cas d’urgence, les gens s’auto-organisent sans panique et s’entraident de manière puissante et extraordinaire. Il ne reste chez eux que la sensation aiguë d’être humain, d’avoir besoin de sécurité, d’avoir besoin d’aider l’autre. Entraide et altruisme émergent spontanément, comme ce fut le cas aussi bien le 11 septembre 2001 à New York qu’au Bataclan à Paris en 2015. Tout cela se passe sur le temps court, quelques heures, quelques jours. Ensuite, sur le temps long de l’évolution biologique, un environnement hostile fait émerger l’entraide entre organismes, tout simplement parce que ceux qui adoptent des stratégies solitaires ou égoïstes ont beaucoup moins de chances de survivre. Comme l’ont résumé les évolutionnistes Edward O. Wilson et David S. Wilson dans leur nouvelle synthèse sur le sujet : « L’égoïsme supplante l’altruisme au sein des groupes. Les groupes altruistes supplantent les groupes égoïstes. Tout le reste n’est que commentaire. »

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Ainsi, une perspective d’effondrement laisse entrevoir non pas un avenir rose bonbon d’entraide et d’altruisme mais un avenir où les groupes humains qui ne s’entraident pas auront moins de chance de s’en tirer. Le niveau de vie d’un Européen moyen est de 400 « esclaves énergétiques », ce qui signifie que chacun de nous consomme quotidiennement une quantité d’énergie équivalente à la force de travail de 400 personnes en bonne santé. Si ces « esclaves énergétiques » (les énergies fossiles) s’amenuisent ou disparaissent, il faudra se remettre à travailler dur, tout en acceptant que notre niveau de vie baisse considérablement. Nous devrons alors redécouvrir l’efficacité du travail en groupe… et nous nous rendrons compte que ce qui a permis l’émergence de comportements égoïstes et individualistes n’était autre que la richesse et l’abondance (c’est-à-dire un milieu où l’aide de l’autre n’est pas nécessaire, et où la compétition ne comporte pas de risques réels).

Nous avons vu également que l’entraide dans un groupe, aussi spontanée et puissante soit-elle dans un premier temps, peut rapidement s’effondrer si les interactions de réciprocité entre individus ne sont pas renforcées par des normes sociales telles que la récompense des altruistes, la punition des tricheurs, le phénomène de réputation, ainsi que le besoin fondamental de sentir au sein du groupe de la sécurité, de l’équité et de la confiance. Par conséquent, il est logique (et observé) de penser que, dans un premier temps, de graves catastrophes ponctuelles provoquent l’émergence d’actes prosociaux (solidarité, altruisme, entraide) mais qu’avec le temps, si aucun mécanisme institutionnel (même précaire) n’est mis en place entre les individus réorganisés, le chaos social puisse facilement revenir et dégénérer en conflits meurtriers.

Le défi pour ces prochaines années est donc d’arriver à mettre en évidence la toxicité de notre culture de la compétition, de la dénoncer et de la transformer. Il faut se rendre compte qu’une culture de l’entraide reste fragile (dans son maintien), c’est-à-dire qu’elle nécessite beaucoup de pratique et de volonté tant que n’auront pas été mises en place des « architectures invisibles » efficaces. Mais le résultat est à la hauteur des attentes : l’entraide est puissante et permet de déplacer des montagnes. « Nous ne sommes pas des saints, mais nous sommes parfois de bons équipiers», résume ainsi le psychologue Jonathan Haidt.

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QUELS GROUPES ?

Tout groupe d’individu (famille, nation, entreprise, association, religion, etc.) possède une « membrane » – un moi – qui le définit, le protège de l’extérieur et filtre ce qu’il décide de laisser entrer ou sortir. Parfois, il arrive que la membrane devienne étanche et que le groupe « se ferme », considérant ce qui lui est extérieur comme étranger, voire ennemi, ou simplement inexistant. Les individus perdent alors les relations de réciprocité avec les individus extérieurs au groupe, transformant leur statut de sujet en celui d’objet… pour lequel tout est permis. C’est ce qui se passe entre supporters d’équipes de foot, entre religions, entre pays en guerre, ou entre les humains et les animaux.

Comment recréer des liens de réciprocité, de confiance, de sécurité et d’équité avec ce(ux) qui nous entoure(nt) ? C’est le grand chantier de notre époque. Nous avons tout intérêt à faire ce qu’il faut pour apporter du « volume » à nos relations avec les autres, humains autant que non-humains. Pour cela, il faut prendre la mesure des multiples membranes qui nous constituent, apprendre à les rendre poreuses (empêcher qu’elles ne deviennent excluantes) et à en découvrir de plus vastes (transformant des êtres lointains en sujets de notre communauté élargie).

Le défi sera donc de jongler avec cet entrelacement d’identités afin de traverser les tempêtes sans transformer nos sentiments de tristesse, de peur ou de colère en autant d’opportunités d’agression. Lors d’un bouleversement majeur de l’ordre social, et donc des normes qui le structurent, nous pourrons toujours compter sur les « membranes » très solides des petits groupes que nous formons assez facilement (famille, quartier, village, voire association, etc.). À l’opposé, prenons aussi conscience qu’une contraction ou une disparition du groupe de référence (la nation, par exemple) n’empêche aucunement de ressentir (et de faire vivre) des membranes bien plus vastes qui incluent l’ensemble de l’humanité et du vivant, c’est-à-dire de ressentir facilement de la compassion et de l’empathie pour n’importe qui.

Cette question de la membrane et de son élargissement radical se pose de manière très pratique pour la question des réfugiés et des migrations. Une réaction spontanée de rejet d’un membre extérieur de la membrane « nation », pour peu que cette membrane soit prégnante, peut se comprendre (entre autres) par la peur de la pénurie (« ll n’y aura pas assez pour tout le monde, nous allons devoir nous battre »), et l’angoisse de perdre son identité (« Partagent-ils mes valeurs ? Je ne veux pas les compromettre »).

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Il est normal que l’accueil d’un étranger inspire parfois de la crainte, car ouvrir l’une de nos membranes de sécurité (famille, ville, nation, etc.) à des inconnus est toujours un risque. Mais l’ouverture et l’accueil se cultivent et il est possible de devenir « compétent » en apprenant à gérer ces membranes. Il suffit aussi de passer une soirée avec quelques réfugiés soudanais pour découvrir des humains « comme nous », avec les mêmes préoccupations, émotions et besoins.

Les gouvernements nomment ce grand phénomène de migration une « crise » alors que ce qui arrive depuis 2015 n’est que le tout petit début d’un grand mouvement qui va s’amplifier au cours du siècle! Les projections pour 2050 avancent le chiffre de 200 millions de personnes déplacées en raison de facteurs climatiques (inondations, sécheresses, etc.) et bien plus si l’on compte toutes les autres raisons (guerres, épidémies, etc.) L’appareil politique paraît n’avoir aucune anticipation du long terme et montre à quel point il n’a pas été conçu pour cela. Pire, d’ici 2050, nous, Français, Belges ou Suisses, serons peut-être amenés à migrer ou à demander l’asile en Norvège, en Finlande ou en Russie à cause du réchauffement climatique ou de l’explosion d’un ou de plusieurs réacteurs nucléaires… Alors, comment ne pas voir dans le réfugié africain d’aujourd’hui, un reflet de notre condition d’humain du XXIe siècle ?

Les migrations sont le propre de l’homme depuis des centaines de milliers d’années. Si nous n’étions pas si puissamment cablés pour l’empathie et l’entraide, nous, les petits singes imberbes et immatures, totalement vulnérables à la naissance, serions morts depuis longtemps. C’est notre capacité à coopérer, à faire des groupes et des sociétés, qui a fait de nous l’une des espèces les plus répandues sur la Terre.

Il existe toutefois un sérieux frein à la mise en place de l’entraide dans un groupe. Il s’agit de la hiérarchie. De nombreux animaux sont capables de se coordonner et de se répartir les tâches, mais il n’y a que les humains (ou plus exactement certaines de nos cultures) qui ont développé d’immenses structures sociales hiérarchiques pyramidales. Autant ce mode d’organisation récent a pu faire ses preuves d’efficacité en situation stable et prévisible – pensez aux militaires, à la construction des cathédrales ou au chemin de fer, etc. –, autant elles s’avèrent inadaptées et inefficaces lorsque la situation devient complexe et que l’environnement change.

Comme le souligne Marc Halévy, physicien, philosophe et consultant en entreprises : « Par définition, la structure hiérarchique pyramidale est la façon la plus simple de relier  x  points entre eux. La plus simple, donc la plus bête. Comment voulez-vous qu’une information issue de milliers d’acteurs soit traitée, avec le niveau de complexité requis, par dix personnes (comprenez, le conseil d’administration) ? » Avec le niveau ahurissant de complexité de nos immenses sociétés, il y a de quoi sérieusement se poser la question de la pertinence de telles architectures de pouvoir. Non seulement elles nous rendent bien plus vulnérables et moins résilients en cas de grandes perturbations (comme celles du réseau électrique, ou de grèves prolongées des chaînes de logistique), mais, par leur rigidité, elles sont devenues des facteurs d’aggravation des catastrophes !