L’aptitude maîtresse
« Le QI n’est pas le seul critère de l’intelligence ; il en existe une autre forme, l’intelligence émotionnelle, que l’on peut stimuler et développer dès l’enfance. Refuser d’écouter ses émotions peut entraîner une instabilité générale, alors que maîtrise de soi, motivation, respect d’autrui sont autant de qualités pour réussir. »
Étant aujourd’hui un best-seller, L’intelligence émotionnelle du Docteur en psychologie Daniel Goleman est le livre clé de la démocratisation de ce concept. L’auteur nous y invite à accepter nos émotions afin de développer en nous de nouvelles formes d’intelligence. D’où l’intelligence émotionnelle, qui en serait le principe même.
GOLEMAN, Daniel. L’intelligence émotionnelle/ Tome 1 : Accepter ses émotions pour développer une intelligence nouvelle. 2003. Édition Bien-être. (p. 512)
Osons lire dix pages avec Ambassadrice Chasta DOUCHARD
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Il m’est arrivé une seule fois dans ma vie d’être paralysé par la peur. C’était au collège, au cours d’un examen de mathématiques pour lequel je ne m’étais pas préparé. Je me souviens encore de la salle vers laquelle je me dirigeais en ce matin de printemps, le cœur lourd d’un sombre pressentiment. J’y avais assisté à de nombreux cours. Cependant, ce jour-là, je ne reconnaissais pas les lieux et ne voyais rien. Quand j’ouvris mon livre d’examen, mon cœur se mit à cogner dans ma poitrine et je sentis l’angoisse m’étreindre l’estomac.
Je jetai un coup d’œil rapide aux questions. Aucun espoir. Pendant une heure, le regard fixé sur la page, j’imaginai le désastre. Les mêmes pensées revenaient sans cesse avec leur cortège de peurs. J’étais immobile, comme un animal paralysé par le curare au milieu d’un mouvement. Le plus frappant pendant ces minutes atroces fut le rétrécissement du champ de ma pensée. À aucun moment je n’essayai de trouver un semblant de réponse. Je ne rêvassais pas. Je restais simplement assis, obnubilé par ma terreur, attendant la fin du supplice.
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Cette histoire est mon histoire. Elle montre l’effet dévastateur exercé par l’angoisse sur la clarté d’esprit. Elle témoigne du pouvoir que possède le cerveau émotionnel de subjuguer, voire de paralyser, le cerveau pensant.
Les effets perturbateurs des troubles affectifs sur la vie mentale sont bien connus des enseignants. Les élèves angoissés, déprimés ou furieux sont incapables d’apprendre ; ceux qui s’enferment dans ces états émotifs n’enregistrent pas l’information ou n’en tirent pas le meilleur parti. Les émotions à forte charge négative attirent l’attention sur les préoccupations qui leur sont propres et s’opposent à toute tentative de la diriger ailleurs. Quand les sentiments deviennent envahissants au point de chasser toute autre pensée et de saboter les efforts pour se concentrer sur le travail ou l’action en cours, c’est qu’ils ont franchi la limite du pathologique. La personne préoccupée par son divorce se détourne vite de ses occupations ordinaires qui lui paraissent dérisoires. Chez les dépressifs, l’apitoiement sur soi-même, le désespoir, le sentiment d’impuissance, l’incapacité à s’en sortir l’emportent sur toutes les autres pensées.
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Lorsque les émotions interdisent toute concentration, ce qui est perturbé est la capacité mentale que les spécialistes nomment la « mémoire active », l’aptitude à garder présente à l’esprit toute information en rapport avec la tâche en cours. La mémoire active contient des données banales comme un numéro de téléphone ou complexes comme l’intrigue qui se noue dans un roman. C’est l’exécutif de la vie mentale ; c’est la mémoire active qui rend possibles les autres opérations intellectuelles, qu’il s’agisse de prononcer une phrase ou de s’attaquer à un problème logique épineux. Le cortex préfrontal est le siège de la mémoire active, et aussi le lieu de rencontre des sentiments et des émotions. L’emprise de la détresse affective sur le circuit limbique qui converge vers le cortex préfrontal se paie notamment par une moindre efficacité de la mémoire active : on devient incapable de se concentrer, comme pendant ma terrible épreuve de maths.
Considérez, par contre, le rôle d’une motivation positive, ce qui se passe quand l’enthousiasme, le zèle et la confiance se mobilisent pour atteindre un but. Des études effectuées sur des athlètes olympiques, de grands musiciens et des joueurs d’échecs de haut niveau montrent que leur point commun est leur aptitude à se motiver eux-mêmes pour s’astreindre à un entraînement rigoureux. Avec l’augmentation régulière du niveau des compétitions, l’entraînement doit commencer de plus en plus tôt. Aux jeux Olympiques de 1992, les membres de l’équipe chinoise de plongeon avaient, à douze ans, consacré autant de temps à la pratique de leur sport que ceux de l’équipe américaine, qui avaient tous plus de vingt ans ; les plongeurs chinois avaient commencé à s’entraîner à quatre ans.
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De même, les meilleurs violonistes du XXe siècle ont commencé à jouer de leur instrument vers l’âge de cinq ans, les champions internationaux d’échecs, à sept ans en moyenne, alors que les joueurs de classe nationale n’ont commencé que vers dix ans. La précocité confère un avantage qui se conserve la vie durant. Les élèves de violon les plus brillants du meilleur conservatoire de Berlin, qui ont à peine plus de vingt ans, ont donné dix mille heures de leur vie à la pratique de leur art, tandis que les autres n’y ont consacré que sept mille cinq cents heures environ.
Ce qui semble distinguer les membres du peloton de tête de ceux qui possèdent des dispositions en gros équivalentes, c’est leur capacité à persévérer pendant des années et depuis leur plus jeune âge dans une pratique systématique et difficile. Et cette ténacité repose avant tout sur certains traits psychologiques : l’enthousiasme et la persévérance face aux déconvenues.
En matière de réussite, les personnes fortement motivées, quelles que puissent être leurs autres qualités innées, bénéficient d’une longueur d’avance, comme le montrent bien les remarquables résultats scolaires et professionnels obtenus par les élèves d’origine asiatique en Amérique. Un examen approfondi des données montre que le QI de ces enfants ne serait, en moyenne, supérieur que de deux ou trois points à celui d’enfants blancs. Cependant, si l’on considère les carrières comme le droit ou la médecine vers lesquelles s’orientent beaucoup d’Américains d’origine asiatique, ceux-ci se comportent comme si leur QI était bien plus élevé – l’équivalent de 110 pour les Nippo-Américains, de 120 pour les Sino-Américains. La raison semble être que depuis leurs premières années d’école, les enfants asiatiques travaillent davantage que les Occidentaux.
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Selon Sanford Dorenbusch, un sociologue de Stanford qui a effectué une étude portant sur plus de dix mille élèves du secondaire, les enfants d’origine asiatique passent 40 % plus de temps à faire leurs devoirs à la maison que les autres élèves. « Alors que la plupart des parents américains acceptent volontiers les points faibles de leurs enfants et mettent l’accent sur leurs points forts, les Asiatiques adoptent une attitude différente : quand on obtient des résultats médiocres, le remède consiste à travailler plus tard le soir, et, si cela ne suffit pas, à se lever plus tôt et à travailler le matin. Ils sont convaincus que tout le monde peut obtenir de bons résultats scolaires si l’on s’en donne la peine. » Bref, une solide éthique du travail scolaire se traduit par une motivation, une persévérance et un zèle plus grands, ce qui constitue un avantage psychologique indéniable.
Dans la mesure où nos émotions bloquent ou amplifient notre capacité de penser et de planifier, d’apprendre en vue d’atteindre un but lointain, de résoudre des problèmes, etc., elles définissent les limites de notre aptitude à utiliser nos capacités mentales innées et décident donc de notre avenir. Et dans la mesure où nous sommes motivés par l’enthousiasme et le plaisir que nous procure ce que nous faisons – voire par un niveau optimal d’anxiété –, les émotions nous mènent à la réussite. C’est en ce sens que l’intelligence émotionnelle est une aptitude maîtresse qui influe profondément sur toutes les autres en les stimulant ou en les inhibant.
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La maîtrise des pulsions : le test des bonbonsa
Imaginez que vous avez quatre ans et que quelqu’un vous fait la proposition suivante : si vous patientez le temps qu’il ait terminé une course, vous aurez deux bonbons en récompense ; sinon vous recevrez un seul bonbon, mais vous l’aurez tout de suite. Ce test permet de sonder l’âme d’un enfant, théâtre du conflit éternel entre les pulsions et la retenue, le ça et le moi, le désir et la maîtrise de soi, le plaisir immédiat et l’attente. Le choix de l’enfant permet de se faire rapidement une idée non seulement de son caractère, mais aussi de ce que sera sa trajectoire personnelle.
Nulle aptitude psychologique n’est sans doute plus fondamentale que la capacité de résister à ses pulsions. C’est d’elle que dépend la maîtrise des émotions, puisque par nature celles-ci déclenchent un besoin impérieux d’agir. Souvenons-nous qu’étymologiquement émotion signifie « mettre en mouvement ». La capacité de résister à ce besoin d’agir, de réprimer le mouvement à ses débuts, est due vraisemblablement à une inhibition des signaux limbiques en direction du cortex moteur, bien que cette interprétation reste pour l’heure purement spéculative.
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Quoi qu’il en soit, une remarquable étude au cours de laquelle des enfants de quatre ans ont été soumis au test des bonbons démontre l’aspect fondamental de l’aptitude à retenir ses émotions, et donc à retarder la satisfaction de ses pulsions. Entreprise dans les années soixante par le psychologue Walter Mischel dans une garderie de l’université de Stanford, cette étude a permis de suivre les sujets au cours de leur scolarité.
Certains enfants avaient été capables d’attendre le retour de l’expérimentateur pendant ce qui avait dû leur sembler un temps interminable. Pour ne pas succomber à la tentation, ils s’étaient couvert les yeux afin de ne pas voir l’objet de leur convoitise, ils avaient caché leur tête dans leurs bras, s’étaient parlé à eux-mêmes, ils avaient chanté, joué avec leurs mains et avec leurs pieds, et même essayé de dormir. En récompense, ces petits courageux avaient reçu deux bonbons. Les autres, plus impulsifs, s’étaient jetés sur le bonbon, presque toujours dans les secondes qui avaient suivi le moment où l’expérimentateur était parti faire sa « course ».
La valeur prédictive de l’épreuve est apparue évidente entre douze et quatorze ans plus tard, lorsque les sujets étaient devenus des adolescents. Les différences psychologiques et sociales entre les enfants impulsifs et les autres étaient spectaculaires.
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Ceux qui avaient résisté à la tentation étaient devenus des adolescents prêts à affronter la vie en société : efficaces, sûrs d’eux et capables de surmonter des déboires. Ils connaissaient moins le doute, la peur et l’échec, savaient conserver leur sang-froid et gardaient l’esprit clair lorsqu’ils étaient soumis à des pressions ; ils acceptaient les épreuves et s’efforçaient d’en venir à bout au lieu de baisser les bras ; ils ne comptaient que sur eux-mêmes et se montraient confiants et dignes de confiance. Ils prenaient des initiatives et se lançaient dans des projets. Plus de dix ans après le test, ils restaient capables de remettre à plus tard une récompense.
En revanche, les enfants qui avaient saisi le bonbon – environ un tiers d’entre eux – ne possédaient pas en général ces qualités et présentaient au contraire un profil psychologique plus perturbé. Devenus adolescents, ils avaient plus tendance à éviter le contact avec autrui, étaient têtus, indécis, facilement contrariés par leurs déboires, avaient souvent une piètre opinion d’eux-mêmes et de leurs capacités, et étaient paralysés en cas de tension. Ils étaient plus souvent méfiants et vexés de ne pas « obtenir assez », jaloux et envieux, susceptibles, et donc sources de conflits. Et après toutes ces années, ils restaient incapables de retenue.
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La différence constatée à une étape précoce de la vie était devenue un large éventail d’aptitudes sociales et psychologiques. La capacité de retarder la satisfaction de ses pulsions détermine le succès de ce que l’on entreprend, qu’il s’agisse de suivre un régime ou de devenir médecin. À quatre ans, certains enfants avaient déjà maîtrisé l’essentiel : ils avaient compris que, sur la scène sociale, la patience est profitable, ils étaient capables de détourner leur attention de la tentation immédiate tout en faisant preuve de persévérance dans la poursuite de leur but, l’obtention des deux bonbons.
À la fin de leurs études secondaires, les enfants furent l’objet d’une évaluation ; ceux qui à quatre ans savaient déjà être patients étaient devenus de bien meilleurs élèves que leurs camarades impulsifs. Selon leurs parents, ils étudiaient mieux ; ils étaient plus capables que d’autres d’exprimer leurs idées, de raisonner et de se concentrer, de faire des plans et de les mettre en œuvre, et ils avaient plus envie d’apprendre. Pour couronner le tout, leurs résultats aux examens d’entrée à l’université étaient supérieurs d’environ 20 % à ceux de leurs camarades.
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Le phénomène que Walter Mischel, l’auteur de cette étude, désigne par une expression assez compliquée (« retard de la satisfaction imposé à soi-même en vue d’atteindre un but ») est peut-être tout simplement l’essence de l’autorégulation affective : la capacité de maîtriser ses pulsions dans un but donné, qu’il s’agisse de monter une affaire, de résoudre un problème d’algèbre ou de participer à la coupe Davis. Cette découverte montre que l’intelligence émotionnelle est une métafaculté qui détermine dans quelle mesure l’individu saura tirer parti de ses capacités.
Cela confirme, de manière plus générale, que le fait de pouvoir canaliser ses émotions dans un but donné est une aptitude primordiale. Qu’il s’agisse de dominer ses pulsions ou de retarder la satisfaction de ses désirs, de contrôler son humeur afin de faciliter la pensée au lieu de l’entraver, de se motiver à persévérer sans se laisser décourager par les échecs, de réussir à atteindre l’état de fluidité et d’être plus efficace, tout cela souligne le pouvoir des émotions de nous guider dans ce que nous entreprenons.
Chasta DOUCHARD
Ambassadrice de PEPA Education Agency